Notes de lecture : Penser le mal  Une autre histoire de la philosophie

El Hadji Ibrahima Diop Professeur des Universités Faculté des Sciences et Technologies de l'Éducation et de la Formation Université Cheikh Anta Diop


L’ouvrage de Susan Neiman dont le titre en anglais américain : Evil in modern thought : an alternative history of philosophy, est d’abord paru en 2002 aux éditions Princeton University Press. Il  est maintenant accessible au public francophone, grâce à l'excellente traduction de Cécile Dutheil de la Rochère et par les bons soins de la maison d’édition Premier Parallèle.

Le sous-titre qu’elle en donne : une autre histoire de la philosophie, n’est pas sans rappeler les grandes polémiques du Siècle des Lumières. L’une d’elles attire mon attention, celle que mena Herder contre Kant dans pour autre philosophie de l’histoire. Herder refusait de limiter l’histoire de la philosophie à une seule sphère géographique, un seul siècle ou une seule nation. Il faut véritablement être dans la tradition critique de l’universalisme des Lumières pour comprendre la portée du livre Penser le mal Une autre histoire de la philosophie. En mettant au goût du jour un apport essentiel de son legs qu’est l’optimisme philosophique au contact de notre monde du 20ème et du 21ème siècle, le livre est une continuité critique des traditions intellectuelles de la philosophie des Lumières.

Son auteure, Susan Neiman en est une spécialiste, bien connue dans le monde anglo-saxon, bien moins dans l’espace francophone, d’où l’importance de cette traduction ; Neiman enseigne la philosophie des Lumières, à Yale, à Tel Aviv, actuellement, elle dirige la prestigieuse institution Einstein Forum à Potsdam. En faisant le trait d’union entre la philosophie morale des Lumières, la métaphysique et la politique, elle  donne un sens particulier au nécessaire dialogue entre la philosophie et le public, entre la politique et la philosophie. Son précédent ouvrage Eloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise, comme son dernier Penser le mal, poursuit, dans notre époque particulièrement agitée Kant qui jadis appelait l’homme à sortir de sa minorité, et à ne devenir citoyen de son temps que par la liberté. Ainsi, sur les traces de Kant, Neiman nous montre que la philosophie n’est pas destinée à être fermée ou autocentrée.

Neiman précise le contexte de ses réflexions sur le mal, dont elle marqua la genèse à partir du tremblement de terre de Lisbonne qui rasa en 1755 la ville, pour culminer à Auschwitz.  Neiman. A travers ces repères historiques, elle incite à  réfléchir sur d’autres drames contemporains, ceux d’Afrique, d’Asie.

Son introduction cadre le champ de la réflexion philosophique sur le mal:  « Chaque fois que nous pensons que cela n’aurait pas dû arriver, nous nous engageons sur un chemin qui mène à la question du mal » ; elle précise que ce n’est ni un problème moral au sens strict, ni théologique. On explique le mal à partir du lieu où l’éthique et la métaphysique, l’épistémologie et l’esthétique se croisent, s’entrechoquent et se rejoignent »pp.16.

Elle passe en revue quatre aspects majeurs de la réflexion philosophique sur le sujet : 

 1° La philosophie du XVIIIe et XIXe siècle avait comme objectif le problème du mal. Mais comme souvent ses énoncés sont brefs, les réponses sont trop simples.

2°Le problème du mal peut être formulé en termes théologiques ou séculiers, du monde en tant que tout. Il n’appartient donc ni à l’éthique ni à la métaphysique, mais forme un lien entre les deux. 

3°La distinction entre mal naturel et mal moral est une distinction historique qui est apparue au fil du débat.

4°Deux types de points de vue peuvent être identifiés du début des lumières jusqu’à nos jours, quel que soit le mal dont il est question, chacun dépend de considérations plus éthiques qu’épistémologiques. L’un, qui va de Rousseau à Arendt, affirme que la morale exige que nous rendions le mal intelligible. L’autre qui va Voltaire à Jean Améry, exige que nous évitions de le rendre intelligible ».

Tout laisse croire que c’est sur l’histoire des insuffisances des réponses que fournit la philosophie qu’il faudrait situer le sens du débat de la philosophie sur le mal.

L’auteure se garde bien de placer le tremblement de terre de Lisbonne et Auschwitz au même niveau et de confondre un génocide organisé à un dérèglement séismique, toutefois un lien possible rationnel, pouvant rendre utile leur commune conjugaison, peut advenir de l’explication dialectique  suivante : la déréglementation d’un ordre naturel pour l’un et d’un ordre moral pour l’autre, et dont le sens commun se retrouve autour d’un questionnement sur l’épreuve, la responsabilité, le nouvel ordre. Goethe, rappelle l’auteure, tira un enseignement philosophique du tremblement de terre de Lisbonne en faisant du doute et de la conscience le binôme explicatif du désastre, le même Goethe en déduisait que celui qui ne s’éprouve pas ne s’instruit pas.

Dans son ouvrage Neiman recompose  la mémoire philosophique de la tragédie du désastre. Le fait que la philosophie ne cesse guère de réfléchir sur le mal ne traduit pas en réalité son impuissance, mais est, en fait, l’expression plurielle de parcours intellectuels et de circonstances historiques que retrace Neiman à travers  des figures marquantes (Leibniz et Pope, Newton et Rousseau, Kant, Hegel et Marx,  Pierre Bayle, Voltaire , Hume, Sade, Nietzsche, Freud, Camus Arendt, la théorie critique, Rawls) . Ceux-là fixent la mémoire humaine au contact de moments spécifiques de l’histoire de la tragédie humaine comme le tremblement de terre de Lisbonne, Auschwitz et le 11 septembre.

Ces penseurs ont parachevé un discours philosophique à partir du parcours historique qui met en situation de dialogue le doute, l’optimisme créatif et critique : la critique nietzschéenne qui s’exprime dans le refus de la notion de providence est citée en exemple.
Neiman parle par ailleurs d’une forme d’internationalisme sans racine : ex. : les pérégrinations de Candide, les évasions de l’allemand Schopenhauer chez les philosophes indiens, et de l’écossais Hume dans la société parisienne qui découvrent dans ces parcours l’impitoyable. 

L’auteure insiste sur la puissance profanatrice des critiques de l’époque des Lumières qu’elle met en liaison avec les fins d’une illusion celle de Nietzsche, de Hume, de Schopenhauer la lassitude d’un monde qui se lit dans le prologue faustien en est un point culminant. 

C’est au chapitre IV que Neiman arrive à une partie essentielle du parcours sur le Mal ; citant Adorno, elle souligne que les crimes du XXème siècle ont quelque chose qui bouscule nos repères, à tel point qu’il semble obscène de réagir autrement qu’en le décrivant ; Adorno est connu pour avoir affirmé qu’écrire de la poésie après Auschwitz était de la barbarie, Arendt, pour avoir dit qu’avec Auschwitz l’impossible était devenu réalité.

Neiman précise ici qu’il y a la possibilité de comprendre philosophiquement le mal en le déclassant de l’ordre de la providence et en le plaçant dans l’ordre rationnel que voici : la violence gratuite de la foudre n’étant plus un parfait symbole de la puissance divine ; l’explication du tremblement de terre doit reposer sur la confiance que nous devons aux prédictions des géologues. Neiman tire de l’influence des Lumières sur la marche du monde deux enseignements : la providence n’implique pas une ingérence dans un ordre scientifique, concomitamment à cela, à cet ordre intellectuel transparent, correspond la naissance d’un ordre social suivant des principes relationnels accessibles à tous et qui porte l’exigence  d’une transparence dans le monde naturel et le monde social. 

L’intérêt philosophique de sa réflexion se trouve dans ce qu’elle appelle la difficulté persistante ou l’insuffisance de la philosophie à expliquer la notion d’intention, plus précisément l’intention de faire du mal. Cela tient surtout au fait  que la philosophie morale et la politique ont confisqué jusqu’ici les tentatives d’élucider la source primaire qui conduit vers l’intention de faire mal.  Ce faisant, leurs réponses sont demeurées, dès lors parcellaires et partiales, c’est-à-dire ni intégrales  ni impartiales.

Comprendre Auschwitz, c’est selon Neiman savoir tirer de la tragédie ces deux leçons suivantes :
 Lisbonne signale le moment où l’on a reconnu que les théodicées classiques nous laissaient sans espoir,
 Auschwitz signale celui où l’on a compris que ce qui avait pu les remplacer ne valait pas mieux »pp.362. 

Les deux leçons étant liées par l’effet du désenchantement  qui ne signifie pas renoncement ni renonciation mais humilité pp 422 ; posture qui nécessite l’effort de comprendre le mal. L’auteure se réclame de la tradition philosophique occidentale sur le mal, tout en mettant  en garde contre l’habile manipulation de la rationalité instrumentale p.426.

L’auteure conclut en mentionnant que, même si le numérique a soulevé un tas de nouvelles questions, les gens s’occupent encore de nos jours de questions qui préoccupaient Kant, et si « la philosophie professionnelle » ignore ces problèmes, les gens iront chercher ailleurs les réponses. Tout un avertissement à la philosophie !

Auteure Susan NEIMAN Premier Parallèle PP septembre 2022, 475pages
Mardi 25 Avril 2023
Dakaractu




Dans la même rubrique :