A propos des endettements de l’Etat non comptabilisés à fin 2023. Et si on parlait de la pratique des lettres de confort ? Par Mamadou Abdoulaye SOW,Inspecteur principal du Trésor à la retraite


« La dette cachée nuit à l’économie. Une meilleure législation en matière de divulgation peut contribuer à limiter le préjudice »  

 

 

Le Gouvernement sortant a-t-il contracté des prêts auprès des banques locales de façon non transparente comme l’avait affirmé l’actuel Gouvernement ? La réponse est sans équivoque si on se réfère au rapport d’audit de la Cour des comptes sur la situation des finances publiques des gestions 2019 au 31 mars 2024 (pages37 à 42, § 2.7 du chapitre II). En effet, ledit rapport d’audit révèlel’existence d’une importante dette bancaire contractée hors circuit budgétaire. Le même rapport révèle également l’existence de remboursements d’emprunts en 2023 sur le compte de dépôt n° 3683047 « CAP/Gouvernement » d’un montant de 305 943 167 977 francs CFA (voir le détail par bénéficiaire au tableau en annexe établi par nos soins). Or, une dette contractée conformément à la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) ne doit pas être remboursée sur un compte de dépôt de fonds particuliers au Trésor, de surcroit sans lien avec la gestion de la dette publique.

 

La présente contribution revient sur l’utilisation des lettres de confort comme procédé d’emprunt ou d’octroi de garantie de l’Etat, étant précisé d’emblée que plusieurs paragraphes de la première partie des développements qui suivent sont extraits du rapport du FMI n° 19/34 de janvier 2019 sur l’évaluation de la transparence des finances publiques au Sénégal .

Nous examinerons d’abord la pratique des lettres de confort puis la question des garanties données par lettre du ministre chargé des Finances en marge de toute légalité.

 

La pratique des lettres de confort

Qu’entend-on par lettres de confort ? Selon le rapport précité du FMI (§ 53)« Les lettres de confort permettent d’effectuer le paiement d’une dépense auprès d’un tiers alors même que cette dépense n’est pas inscrite dans le budget de l’année ou que cette dépense excède le cadre annuel. ».

Les lettres de confort visent donc à combler une insuffisance de la programmation budgétaire, pour prendre en charge des dépenses qui n’avaient pas été prévues et qui ne peuvent pas être supportées par la réserve de gestion. Au moment du décaissement, l’Etat demande à la banque de payer directement son fournisseur, l’argent ne transitant pas par le Trésor ; l’Etatrembourse directement la banque sur les crédits destinés au projet une fois les crédits mis en place dans les budgets suivants. Dans ce cas, les lettres de confort constituent in fine de véritables opérations d’emprunt pour financer des dépenses qui ne sont pourtant pas retracées comme telles dans le PLF (projet de loi de finances). Les lettres de confort peuvent également être utilisées pour accorder une garantie de l’Etat à un opérateur pour l’obtention d’un financement auprès d’un établissement de crédit ».

 

Il existe quatre catégories de lettres de confort : la lettre de couverture budgétaire (ou financière), la lettre de domiciliation bancaire, la lettre de confort stricto sensu et les lettres de garantiesL’encadré 2.1 ci-dessous de la page 37 du rapport du FMI définit leur objet.

 
 

Les crédits relatifs aux lettres de confort ne sont pas recensés dans le bulletin statistique trimestriel de la dette publique publié par la Direction de la Dette publique

 

D’après le rapport du FMI, « le Sénégal ne répond pas au niveau de pratique élémentaire qui exige que les rapports financiers couvrent la trésorerie, les dépôts et toutes les dettes. Si des données sur les actifs et passifs financiers sont produites, elles sont fragmentées et contiennent des lacunes » (§ 10page 19).Ainsi, le bulletin statistique trimestriel de la dette publique publié par la Direction de la dette publique ne tient pas compte notamment des crédits relatifs aux lettres de confort.

En outre, le rapport souligne : « Si le budget de l’administration centrale est relativement exhaustif, l’absence d’information relative aux lettres de confort contribue à affaiblir l’unitébudgétaire en ne donnant pas une image complète de la dette publique  ».

 

Les montants des lettres de confort auraient dû être recensésdans la rubrique « Autres financements bancaires » de la situation de la dette intérieure

 

Le FMI a constaté l’absence de mécanismes budgétaires appropriés pour retracer et encadrer ces opérations relatives aux lettres de garanties alors qu’elles ont un impact conséquent pour les finances publiques.

En effet, « Qu’elles permettent de garantir le financement d’une dépense ou d’un projet, ou d’accorder une garantie, les outilsbudgétaires devraient permettre de retracer les implications des lettres de confort pour le budget ».

« Dans le premier cas, les montants des lettres de confort devraient apparaitre dans la partie

relative aux emprunts (ex. autres financements bancaires). Également, l’engagement global de l’Etat sur l’intégralité du projet (et non uniquement sur la tranche annuelle de remboursement qui doit apparaitre en loi de finances) doit être retracé dans les documents budgétaires (…) ».

 

Enfin, le rapport du FMI (page 51) recommandait, entre autres,de « Renforcer la sincérité budgétaire et refléter de manièreexhaustive dans le budget tous les engagements de l’Etat » en :

• « (alignant) le traitement des lettres de confort avec les règles comptables et budgétaires

issues de la LOLF et refléter celles-ci au sein de la dette publique (nous mettons en gras et soulignons) ;

• (en appliquant) les dispositions de la LOLF relative aux provisions pour les garanties

accordées par l’Etat (y compris celles attribuées via lettres de confort) ».

 

En résumé, rappelons que l’article 133 du décret n° 2020‐978 du 23 avril 2020 portant Règlement général sur la Comptabilité publique (RGCP) dispose :« Aucune dette de l’Etat ne peut être contractée sous forme de souscription de rente perpétuelle, d’emprunt à court, moyen et long termes, ou sous forme d’engagements payables à terme ou par annuités, aucune opération de conversion de la dette publique ne peut être opérée, qu’en vertu de la loi de finances ».

« Les conditions et modalités d’émission des emprunts de l’Etatsont fixées par décret pris sur le rapport du Ministre chargé des Finances. » (article 134 RGCP)L’article 135 du RGCP précise que les créances résultant d’un emprunt de l’Etat donnent lieu soit à la remise d’un titre au souscripteur ou bénéficiaire soit à une inscription au crédit d’un compte courant de titres dans les conditions fixées par décret pris sur proposition du ministre chargé des Finances.

 

 

L’octroi de garanties par convention ou lettre du ministre chargé des Finances est une violation de la LOLF

 

Par définition, une garantie est un « accord en vertu duquel le garant s’engage à verser la totalité ou une partie du montant dû au titre d’un instrument d’emprunt en cas de défaut de paiement de l’emprunteur  ». Quant à l’emprunt garanti, il se définit comme un « emprunt bénéficiant d’un engagement contractuel d’un tiers de répondre de la défaillance du débiteur ».

On peut dire que les garanties accordées par l’Etat sont en quelque sorte à la frontière de la dette publique.  A préciser que le Gouvernement sortant avait décidé en 2020 que « les passifs conditionnels liés aux garanties ou aux contrats de partenariat public-privé intégreront le champ de la dette pour une meilleure appréciation du risque de surendettement » (cf. exposé général des motifs de la loi n° 2019-17du 20 décembre 2019 portant loi de finances de l’année 2020). 

Par ailleurs, dans le Document de programmation budgétaire etéconomique pluriannuelle (DPBEP) 2023-2025 (page 102), il est rappelé : « L’émission de garanties constitue une source de risque budgétaire, en cas d’appel pour le remboursement des prêts adossés aux garanties» (…). « Égalementle recours croissant aux PPP, attendu dans le cadre de la mise en œuvre des prochains programmes d’investissements du PAP2A, devrait accroitre les garanties y afférentes et induire une plus grande exposition budgétaire ».

 

Le régime des garanties et avals donnés par l’Etat est régi par les articles 42 et 44 de la LOLF de 2020.

 

1°/ L’autorisation de l’Assemblée nationale est un préalable à l’octroi par l’Etat de sa garantie ou de son aval

Dans sa seconde partie, la loi de finances de l’année autorise l’octroi des garanties et avals accordés par l’Etat (article 44 LOLF). 

 

2°/ La loi de finances de l’année fixe la variation nette de l’encours des garanties et avals (article 44 LOLF)

 

3°/Les garanties et les avals sont donnés par décret (article 42 LOLF)

Le même article précise : « Les conditions d’octroi des garanties doivent respecter les dispositions du Règlement portant cadre de référence de la politique d’endettement public et de gestion de la dette publique dans les Etats membres de l’UEMOA ».

A rappeler que le DPBEP de 2022-2024 (page 69) avait retenu que « concernantles garanties, l’émission des lettres de confort et de garanties pourrait se faire par la prise d’un décret, pour permettre une meilleure transparence des garanties de l’Etat … ».

 

En passant, nous avons remarqué que le Gouvernement sortant, comme celui en place, a accordé par décrets des garanties souveraines dans le cadre du contrat de fourniture de service de stockage et d’achat d’électricité. Nous nous étonnons que les rapports de présentation de ces décrets de garanties soient signés par le ministre de l’Economie, du Plan et de la Coopération. Au surplus, on s’interroge sur le texte qui autorise ce dernier à administrer directement une partie de la dette garantie (Cf Tableau n° 3.1 du § 2.6 de la page 36 du rapport d’audit de la Cour des comptes) alors qu’il revient au ministre chargé des Finances de gérer les comptes de garanties et d’avals.

 

4°/ Les engagements de l’Etat résultant des garanties financières accordées par l’Etat doivent être retracés dans les comptes de garanties et d’avals de la comptabilité générale de l’Etat

Lorsqu’une garantie accordée par décret est appelée, elle est enregistrée dans un compte spécial du TrésorLe montant des garanties accordées par lettres de confort aurait dû être provisionné dans le compte spécial du Trésor retraçant les avals et garanties.

 

Rappelons qu’en application de l’article 42 de la LOLF« la dotation portant sur les crédits destinés à couvrir les défauts de remboursement ou appels en garantie intervenus sur les comptes d’avals et de garanties (…) est provisionnée au minimum à hauteur de dix pour cent (10%) des échéances annuelles dues par les bénéficiaires des garanties et avals de l’Etat. Or, « le montant provisionné en loi de finances est un montant forfaitaire qui est très en-dessous de la provision nécessaire pour couvrir toutes les garanties existantes, y compris les lettres de confort ».

 

En conclusion, on se pose la question suivante : en avril 2024, « des passations de service détaillées (ont-elles) été organisées loyalement et (ont-elles) permis entre les deux gouvernements, entrant et sortant, de consigner explicitement les dossiers d’une relève voulue précisément transparentes sur les aspects du travail gouvernemental dans les différents ministères ».

 

 

 

 

 

 

 

Annexe : Tableau donnant le détail par banque des 305 943 167 977 de dettes remboursées en 2023 sur le compte de dépôt CAP/Gouvernement

 

                                                       (en millions de francs CFA)
 

Bénéficiaires

    Montants

ITFC

50 511

 

Ecobank

33 869

Coris Bank

36 356

MUFC

6 084

BIS

10 120

FNNBank

3 820

BCS SA

9 526

BRM

6 365

NSIA Banque

35 000

Bridge Bank

30 191

Crédit du Sénégal

161

BDK

32 929

UBA

5 185

BOA

3 750

SGS

30 268

Banque Atlantique

11 808

Total

                                                                    305 943                                

Source: Annexe n° 1: Situation des remboursements de la dette effectués à travers le compte CAP/Gouvernement, page 46 du rapport d’audit de la Cour des comptes

 

Mercredi 19 Février 2025
Dakaractu



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