Une si longue lettre (Par Awa Ngom Diop Telfort )


 Une si longue lettre  (Par Awa Ngom Diop Telfort )

A l'entame, je m'incline solennellement devant les corps de ces trois merveilleux bouts de chou, assassinés par un géniteur indigne, démentiel, suicidaire. Pour le repos de leur âme je prie, et présente mes condoléances à toutes celles et à tous ceux qui les ont connus et aimés.

Le drame est absolument chargé et insoutenable. Mais tandis que des plumes furieuses se déchaînent à juste raison, et déversent leur bile sur l'acte et son coupable, je voudrais, pour un instant, me détacher du tumulte émotionnel et des prises de parti « basées sur le genre ».

Me concentrer plutôt sur le fait de société. Pour mettre les pieds dans la marmite. Et replacer les dés sur l'échiquier. En m'intéressant froidement à l'outil. Qui n’est autre qu’une correspondance. Pour le parallèle peu banal qu’il évoque. Et analyser son empreinte sociologique. Car tout est là.

Indispensable dès lors de remonter à la source. Pour interroger l'histoire. Et servir la postérité. En revisitant une graine semée antan, sous la plume immense de Mariama Ba, dans son roman épistolaire. Intemporel dilemme de la femme africaine contemporaine.

Ainsi, en 1979, dans "Une si longue lettre", Mariama Bâ écrivait : « Nous étions tous d’accord qu’il fallait bien des craquements pour asseoir la modernité dans les traditions. Écartelés entre le passé et le présent, nous déplorions les « suintements » qui ne manqueraient pas… Nous dénombrions les pertes possibles. Mais nous sentions que plus rien ne serait comme avant. Nous étions pleins de nostalgie, mais résolument progressistes. »

Comme une prémonition, Mariama avait tout consigné dans sa correspondance à Aïssatou. Où elle esquissait les contours d’une société qui réajustait ses atours. Évoquant déjà les signes précurseurs. Qu’aucun patriarche n’avait pris le temps de décoder, ni aucun sociologue la peine de modéliser.

Pourtant quelque part, cette graine allait germer. Car le texte avait fait écho. Dans les têtes et dans les cœurs de ces mères qui, à pas de velours, avaient décidé de changer le sens du vent. Elles se mirent alors à chuchoter aux oreilles de leurs filles. Plaçant en elles le défi de la relève. Leur disant que le premier mari était le diplôme. Guidant leurs pas vers la lumière. Avec comme unique pouvoir leur espérance, et leur foi. Nouées de crainte et d’incertitude. Priant pour qu’un jour, leurs filles puissent faire face. Qu’un jour, ces filles     n’aient pas à subir les fils de ceux, qui ne les avaient pas laissé, elles, exprimer leur potentiel. Qu’un jour, comme Aïssatou, elles puissent allègrement tourner le dos, déployer des ailes et prendre l’envol. Exhiber leurs diplômes et leurs fiches de salaire. Loger à leurs propres frais. Endosser les charges familiales, scolaires et domestiques. Conduire des voitures payées à leur solde. Dépenser des sonnantes et des trébuchantes sans affecter la DQ. Un jour, assumer, « prendre leurs responsabilités ».

A l’aune de la réussite, elles se tiendront comme des ananas : droites et la tête haute, ornée d’une couronne. Celle de l’accomplissement. Car elles savent désormais que cela prend autant de mains pour nouer un pantalon que pour attacher un pagne.

Et si tout se passe comme prévu, le mari sera nécessaire, mais pas indispensable. Un accessoire. Pour compléter le tableau et se conformer, parce que « dieukeur sakk leu ». Par contre et surtout, il leur fallait faire des enfants. Pour connaître l’amour. En dépit de celui du bonhomme. Pour avoir la chance d’en donner et d’en recevoir. Comme elles-mêmes en avaient donné et reçu de leur progéniture. 

Acté !
La si longue lettre de Mariama devenait ainsi un outil de référence. Même pour celles qui ne savaient pas lire. Pour que l’angoisse et l’incertitude changent enfin de camp. Pour faire de leurs filles des boucliers. Et défier les coups qu’elles n’avaient pas pu esquiver, et ceux qu’elles avaient dû ravaler. Faire de leurs filles des roseaux, une espèce résiliente. De cette trempe déterminée qui plie, mais ne rompt pas, même quand les coups sont épouvantables.

Une si longue lettre pour finalement « oser l'avenir ».

Et tout s'éclaire en lisant la trop longue lettre de Falla Paye. Mince. Ça saute aux yeux, quand on prend conscience. De leur impréparation à la rupture volcanique qui s’opérait sous leur nez. Hélas !

Car personne n’avait pris le temps de les mettre à niveau. Eux. Confortablement installés dans une domination mâle qui filait tout droit à l'obsolescence. Hélas ! Vautrés sur leurs lauriers, ils ne les ont pas vu venir. Celles qui, avec assiduité, apprenaient à leur arriver à la cheville et à l’épaule. Pensant d’elles qu’elles étaient juste le sexe faible. Car on ne leur avait jamais avoué que le sexe fort n’existe pas. On ne leur avait pas non plus enseigné que la complémentarité est le socle viable du tissu social et des questions conjugales. Qu’elle seule [la complémentarité] donne le pouvoir d'enjamber les obstacles, de résister aux secousses, et à l’usure.

On constate alors bien tard et avec tristesse que la lettre de Falla Paye n'est que la suite fatale de celle de Mariama Bâ. Car les profondes mutations génèrent toujours de terribles conséquences. Et au virage des changements de dynamique, ça passe ou ça casse.

Espérons qu'en décryptant ces deux si longues lettres, ils comprendront. Et qu'en s'y attelant avec assiduité, ils réaliseront, qu’ils accepteront. Que désormais les dés ont tourné. Que les « craquements » ont commencé. Et que les « suintements » ne manqueront pas.

Pourvu seulement que cela ne se fasse PLUS JAMAIS au détriment de la vie de nos enfants !

Awa Ngom Diop Telfort

Jeudi 11 Novembre 2021




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