LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR : Un grand d’Afrique


LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR  : Un grand d’Afrique
S’il fallait se limiter aux apparences, Senghor serait l’homme des paradoxes. Paradoxal, il semble l’être lorsqu’il brandit le concept de « négritude » à l’époque où il lutte pour l’indépendance de son pays, tout en sacralisant la langue française. Paradoxe également entre exaltation de la beauté de la peau noire et l’apologie du métissage. Contradiction apparente encore lorsqu’il adhère à l’idéologie socialiste tout en dénonçant les erreurs de Marx ; de même ; lorsqu’il se réclame des « non alignés » mais refuse le partage tiers-mondiste des pays de l’Est, enfin – la liste pourrait être longue – lorsqu’il se singularise par une défense acharnée de la langue française quand, dans le même temps, il défend et vulgarise les langues nationales et vernaculaires.
En réalité, ces positions situées aux antipodes les unes des aux autres ne s’opposent guère et son idée de symbiose, qu’il a toujours défendue avec force, en est le signe. Tout chez Senghor est d’une grande cohérence. Son itinéraire privilégié n’est pas étranger au talent de cet agrégé en grammaire fécond et rigoureux. Né d’un père catholique et d’une mère musulmane, originaire d’une ethnie sérère et minoritaire dans un Etat à dominance ouolof, homme de confession chrétienne dans un pays à 90% musulman avec une influence reconnue des chefs religieux sur la population, le Sénégal, dirons-nous, gagnait à avoir à sa tête un personnage de cette envergure, habitué à de tels tiraillements. Aussi n’éprouva-t-il aucune difficulté, sinon mineure, à réussir ce que d’aucuns n’ont pas hésité à qualifier de « miracle senghorien », mais qui n’était en réalité rien de plus que la rencontre entre l’itinéraire d’un homme et la valeur intrinsèque d’une société : la tolérance et le sens de la mesure.
LE DEPUTE DES PAYSANS
Ces deux qualités, on les retrouve chez Senghor comme dans la société sénégalaise où la coexistence pacifique entre plusieurs communautés et différentes confréries religieuses en constitue la caractéristique principale, alors qu’ailleurs en Afrique, elles génèrent conflits et guerres. A l’heure où la religion est honteusement instrumentalisée par les fondamentalistes, il est important de rappeler ce que ce chef d’Etat et son peuple ont fait et réussi jusqu’à présent pour enraciner la paix sociale.
Poète, il révèle une sensualité doublée d’une préoccupation identitaire et esthétique, lorsqu’il chante la beauté de la « femme, noire, femme africaine… » ou, lorsqu’avec une subtile ironie, il clame : « Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques… ». Mais Senghor est aussi écrivain. Car comme beaucoup de ses contemporains venus des pays africains francophones, il était passionné par les idées et l’écriture. Senghor incarnait ainsi ce mouvement littéraire qui cherchait à asseoir des valeurs culturelles, africaines, et à forger une croyance, voire une identité pour s’affirmer devant l’homme blanc. Chez Senghor, c’est le culturel qui prend le pas sur le politique. L’on ne doit guère s’étonner de le voir inventer, dans les années 30, avec son ami martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas, le concept de « négritude ». Cette expression littéraire et philosophique du Panafricanisme devait, avec force, rappeler à ses camarades africains, mais aussi au colonisateur, quelle était la véritable nature de l’homme noir, en tant qu’être dorénavant défini et replacé dans une sphère philosophique, historique, traditionnelle et identitaire, radicalement différente de cet autre et unique statut dégradant de colonisé qui lui collait à la peau. L’originalité du concept, la profondeur de son contenu et la portée de cette nouvelle forme de pensée suscitèrent des réactions de rejet, allant de l’expression ironique de « Tigritude » employée par le Prix Nobel et dramaturge nigérian Wole Soyinka, à des accusations de racisme à peine voilé de la part de ces jeunes penseurs et écrivains africains. C’était bien mal connaitre la détermination de Senghor qui ne retira pas un mot de sa thèse et qui fonda à Paris, avec un autre de ses compatriotes sénégalais Alioune Diop, Présence Africaine. Cette revue assura une large diffusion à ces valeurs, en même temps que l’auteur lui-même en approfondissait les axes essentiels tout au long de sa vie. A juste titre d’ailleurs, car la contestation, fut-elle virulente et soutenue, n’a guère été à la hauteur de l’argument.
Léopold Sédar Senghor semble avoir été promu – et sa seconde destinée – à la vie politique, lui qui aurait choisi la poésie et la littérature comme ses seules préoccupations et passions. Ce deuxième volet de son existence, parfois moins réjouissant, n’en fut pas moins exceptionnel et riche. L’un des inventeurs de la négritude a rencontré par hasard la politique, comme il aimait lui-même à le rappeler et comme l’avait déjà dit Jean-Paul Sartre qu’il a côtoyé à Paris - par prémonition, dans l’Orphée noir et en guise de préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léoplod Sédar Senghor – en insistant fortement sur les préoccupations politiques des inventeurs de la négritude
Elu lors des élections pour l’Assemblée constituante de 1946 en France par la population rurale, d’où son surnom de « député des paysans » ou encore « député de la brousse », il débuta une longue carrière qui l’amena tout d’abord au sein de la Section Française de l’Internationale Socialiste (SFIO), pour finir à l’Indépendance, premier président de la République du Sénégal.
Chef d’Etat en 1960, il fut reconduit dans ses fonctions en 1963, 1968, 1973 et 1978, tout en ayant échappé à ce que certains ont qualifié de coup d’Etat par son président du Conseil Mamadou
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Dia, et à une tentative d’assassinat. En 1976, quelque peu bousculé, il procéda, par lucidité et sagesse, de manière inédite en Afrique, à une réforme introduisant dans la Constitution un multipartisme limité à quatre courants idéologiques, excluant du coup du jeu politique Cheikh Anta Diop, l’autre grand intellectuel sénégalais, qui eût pu être un adversaire politique redoutable, tant sa dimension intellectuelle et scientifique était immense, et son africanisme profond dans l’esprit des Africains qui, mais si redouté par les Occidentaux. Ses rapports avec ces deux personnages politiques tout aussi importants, lui ont valu les critiques les plus acerbes. Il décida en 1980, de quitter volontairement le pouvoir qu’il laissa à son Premier ministre de l’époque, Abdou Diouf. Un fait inédit qui fût salué par la classe politique et qui revêt aujourd’hui un relief particulier face aux récurrentes tentatives de révisons constitutionnelles initiées de nos jours par nombre de chefs d’Etat africains pourtant au pouvoir depuis de longues années
L’HERITAGE
Senghor restera l’homme dont l’action a été nourrie de poésie et qui fit de la culture la dynamique de sa politique. Ne fut-il pas le premier à revendiquer, tout en dénonçant la détérioration des termes de l’échange, un nouvel ordre culturel – et le dialogue euro-arabo-africain – au moment où la communauté internationale mettait essentiellement l’accent sur les aspects économiques des relations Nord-Sud ? Aussi, a-t-il réussi à combiner harmonieusement culture et politique. « Enracinement, mais également ouverture » aimait-il à dire à ses concitoyens, car pour lui, l’homme ne peut conserver son identité sans l’enrichir de ses traditions, ni valoriser sa propre culture ; mais il disait également, que sans ouverture sur le monde pour en recevoir les richesses, l’épanouissement de l’homme est sinon compromis, du moins incomplet. « De la négritude à la civilisation de l’universel » est le titre évocateur d’un de ses derniers essais. Il traduit toute la pensée et l’itinéraire de cet homme de Joal, imprégné de valeurs ancestrales, mais aussi amoureux de cultures et langues étrangères.
Plus blanc que noir ? Certains le disent sans aucune forme de retenue, ni une prise en compte du contexte des premières années d’indépendance des Etats africains. Son admission à l’Académie française – et bien d’autres faits qui ont marqué sa vie - n’est pas étrangère à cette étiquette. N’est-ce pas là également succomber aux apparences et ne point s’attacher à la profondeur des idées de celui qui est considéré comme « un humaniste, un visionnaire, un homme de culture et de dialogue » ? Le poète de Joal, docteur honoris causa dans plusieurs universités du monde, laisse derrière lui un héritage littéraire, culturel et politique qu’il appartient désormais de recueillir, d’enrichir et de transmettre. Encore faut-il que les héritiers soient dignes de cet homme exceptionnel qui aura marqué tout un peuple et dont André Malraux – séduit par l’initiative de son homologue africain de culture d’organiser à Dakar en 1966, le 1er Festival des Arts Nègres- disait qu’il était « l’homme qui tient entre ses mains périssables le destin de tout un continent ».
Les Sénégalais et les Africains garderont en mémoire que les plus hautes autorités françaises n’ont pas rendu l’hommage attendu par certains d’entre eux, à celui qui a toujours été aux confluents des civilisations noires et occidentales, si ce n’est l’envoi d’une simple représentation diplomatique. En revanche, l’Académie française a tenu à rendre cet hommage à l’homme littéraire et poétique, comme pour signifier à ceux qui ont cru voir dans l’admission du président sénégalais au sein cette institution, une récompense de l’Etat français au président sénégalais pour « services rendus ». Cette cérémonie en hommage à Senghor est tout simplement une reconnaissance de sa place dans la littérature française. Elle marque bien la différence entre la notoriété de l’homme de lettres qu’il fût et le personnage politique qui l’a rattrapé.
Disparu depuis le 20 décembre 2001, la pensée de Senghor demeure une actualité criante si l’on veut bien se rappeler les propos qu’il avait tenus dans Message de la Poésie de l’Action (Paris 1962) : « Nous sommes tous continents, races, nations et civilisations embarqués dans le même destin ». Fort de cela, il est difficile de ne pas être sensible aujourd’hui au sort des migrants, ou de ne pas se sentir solidaire avec les victimes de toutes les crises et guerres en cours dans ce monde. On ne peut également s’empêcher de penser aux discours xénophobes et racistes de partis d’extrême droite qui naissent ici et là en Europe depuis quelques années. Enfin, les récents propos du Président américain sur les pays africains, contrastent terriblement avec la profondeur et la pertinence de cette pensée du premier Président sénégalais, d’où sa grande hauteur à la fois philosophique, intellectuelle et humaine. Aux jeunes générations actuelles et futures de faire de cette philosophie une de leurs armes pour que l’Afrique se développe et reçoive le respect qu’il mérite.
Comme d’autres l’ont fait, nous avons pu avoir quelque retenue à propos de telle pensée ou de tel acte, en matière politique notamment, de Léopod Sédar Senghor. Il nous a toutefois paru juste et important de rendre hommage à ce grand homme d’Afrique à qui nous vouons un profond respect.
Alioune Badara FALL
Professeur des Universités – Agrégé de Droit public
Université de Bordeaux, Membre du LAM,
Ancien directeur du Centre d’Etudes et de recherches sur les droits africains
et sur le développement institutionnel des pays en développement (CERDRADI).
Rédacteur en chef de la revue électronique « Afrilex ».
 
Jeudi 22 Mars 2018




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