Khalid Abdelgadir Shukri, nouvel ambassadeur du Soudan au Sénégal : « La junte militaire est un véritable partenaire de la révolution au Soudan (…) L'extradition d'Omar El Béchir à la CPI n'est pas d'actualité (…) Expresso est un exemple de réussite

Auréolé de 27 ans d'expérience dans le monde diplomatique, Khalid Abdelgadir Shukri vient d’être accrédité au Sénégal en tant qu'ambassadeur de la République du Soudan. La deuxième fois de sa très riche carrière de diplomate. La première fois qu'il a été porté au sommet d'une représentation soudanaise, c'est à Kuala Lumpur. Nous sommes en 2013. Khalid Abdelgadir Shukri venait de terminer une mission de trois ans à Khartoum. À Dakar, il remplace Khalid Mohamed Farah. Khalid Shukri a pris officiellement fonctions en février 2019 et veut écrire ses lettres de noblesse au Sénégal, pays qu'il dit chérir pour beaucoup de raisons. Dans cet entretien, le premier qu'il donne à un média sénégalais depuis sa prise de fonction, le diplomate, diplômé de l'Université de Khartoum où il a fréquenté la Faculté de l'Éducation, il convoque les liens de la foi et de la religion musulmane entre le Sénégal et le Soudan. Sur le chapitre économique, l'exemple d'Expresso est brandi pour magnifier la bonne santé de l'investissement soudanais au Sénégal. Mais au cours de nos échanges, il a été surtout question des derniers événements au Soudan, notamment le soulèvement populaire ayant entrainé la chute du président Omar El Béchir, en poste depuis 1989. Aux questions à lui adressées par nos soins, l'ambassadeur du Soudan a voulu apporter la réponse qui lui semble la plus appropriée. Bien sûr, l'homme qui maitrise les rouages de l'expression diplomatique s'est employé à placer le mot qu'il faut à la place qu'il faut. En guise de salamalecs, difficile de trouver mieux. ENTRETIEN...


Après 30 ans de règne, le président Omar el-Béchir a été renversé par l’armée à la suite d’un soulèvement populaire. Quelle appréciation faites-vous de ce grand changement intervenu à la tête du Soudan ?

 

Je tiens tout d’abord à signaler que nous sommes fiers de ce qui s'est passé au Soudan ; étant entendu qu’il ne s’agit ni d’un coup d’État militaire ni d’un soulèvement purement populaire ayant provoqué le changement, mais plutôt d’une action menée en duo entre le peuple et l'armée, ayant permis le changement tant souhaité. Ce qui signifie en d’autres termes que l'armée a accédé aux exigences des manifestants pacifistes, dont les manifestations ont débuté le 19 décembre dernier. Ainsi, le commandement de l'armée a fait comprendre au président déchu, Omar El-Béchir, qu'il était impératif d’accéder aux exigences des manifestants et de le déchoir, lui, de son poste de chef de l’État, afin d'éviter l'effusion du sang des Soudanais. Nous espérons que cette révolution qui est celle de la jeunesse sera un catalyseur pour faire exploser le potentiel des soudanais, de façon à ce qu’ils puissent tirer profit des l'immense richesse du Soudan, tant visible que caché.

Les manifestants continuent de réclamer le transfert du pouvoir aux civils ; exigence à laquelle le Conseil militaire n’a pas accédé. Ne croyez-vous pas qu’il serait mieux pour les militaires de rendre le pouvoir aux civils et de retourner dans les casernes ?

Notez deuxièmement que le problème n’est pas la réticence de l’armée à remettre le pouvoir aux civils, cela étant un diagnostic erroné du problème, que les médias sociaux ont malheureusement contribué à véhiculer. En effet, la junte militaire qui a renversé l'ancien président, Omar El-Béchir, est considérée comme étant un véritable partenaire de la révolution. Encore faut-il noter sur le même sillage que la junte militaire avait annoncé dès sa prise du pouvoir qu’elle serait prête à le remettre à un gouvernement élu par le peuple, après une période de transition ne dépassant pas deux ans, à compter de la date de sa prise du pouvoir. De même, elle s’était engagée, dans la même déclaration, à former un gouvernement civil composé de technocrates, pour la période de transition, et cela de concert et en coordination avec les partis politiques soudanais. Et le Conseil militaire s’est effectivement mis à négocier, dès la deuxième semaine du mois d'avril, avec les forces de la liberté et du changement (une coalition de partis politiques et d'organisations de la société civile ayant mené les manifestations pacifiques contre le président déchu), dans le but d’un consensus sur la forme de l’autorité civile à mettre en place.  

Les deux parties étaient parvenues à des accords sur la plupart des questions, mais les forces de la liberté et du changement ont exigé à ce que la gestion de la période de transition leur soit confiée, à elles seules, sans la participation des autres partis politiques soudanais. Tandis que le conseil militaire, lui, considère qu'il est important que toutes les forces politiques participent à la gestion du pays, pendant la période de transition, conformément à une formule consensuelle, de façon à ce que le pays puisse connaitre une stabilité durant la période de transition, en attendant l’organisation d’élections générales. C'est ça la vérité, en bref.

 

Face à ce blocage, l’Éthiopie a offert sa médiation pour permettre au Soudan de sortir de la crise politique dans laquelle il se trouve. Cependant, Adis Abeba ne parvient pas encore à concilier les différentes parties. Pour vous, où se trouve la raison du blocage ?

 

Oui, l’Éthiopie est un pays voisin et ami, c’est pourquoi, les deux parties se sont félicitées de sa médiation visant à les rapprocher et à les convaincre à reprendre les négociations. Elle est toujours dans la même dynamique. Certes, l’Éthiopie n’a pas encore atteint l’objectif souhaité, néanmoins, elle ne s’est pas découragée et n’a pas déclaré son échec, au contraire, elle est toujours active entre les deux parties. Le seul moyen de sortir de la crise politique actuelle au Soudan, ce sont les négociations et le consensus entre toutes les composantes de la scène politique soudanaise.

 

Avez-vous l’impression que l’Union africaine a abandonné le Soudan ?

 

La réponse est non, l’Union africaine n’a fait que mettre en œuvre la Charte et les règlements du Conseil africain de paix et de sécurité, qui prévoit la suspension de tout pays africain membre de l’Union africaine, où un groupe de personnes ou un individu prend le pouvoir par un coup d’État militaire. Et compte tenu de la spécificité et de la nature de la révolution soudanaise, qui comme on l’a déjà dit, n’est point un coup d’État, mais plutôt un acte posé par l’armée pour satisfaire une demande exprimée par le peuple, avec l’engagement pris par le Conseil militaire dans sa première déclaration, de remettre le pouvoir, le plus tôt possible, à un gouvernement civil de transition, sur la base d’un consensus dans ce sens, entre les forces politiques….compte tenu donc de cette spécificité, l’Union africaine a accordé au Soudan un délai de deux mois pour former un Gouvernement civil de transition, chargé de diriger le pays et de préparer les élections générales. Et comme le délai ayant été imparti pour la signature d’un accord entre les forces politiques et le conseil militaire, a expiré, le Soudan est suspendu, étant entendu que cette suspension est subordonnée à la formation d'un gouvernement civil de transition, qui sera formé très prochainement, avec comme conséquence immédiate pour le Soudan de reprendre sa place au sein de l'Union africaine, s’il plait à Dieu.

Il convient de noter, à cet égard que le Soudan a été l'un des États africains fondateurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) en 1963, qui a récemment été transformée en Union africaine, ce qui fait de ce pays l'un des plus anciens pays africains membres de l’Union africaine. Il n’y a donc rien qui laisse penser que l’UA a abandonné le Soudan.

Les militaires ont refusé toute idée de livrer Omar El Béchir à la CPI qui le poursuit pour crimes de guerre. Pour vous, est-ce la meilleure posture ?

Concernant la question d’extradition du président déchu, Omar El-Bachir, vers la Cour pénale Internationale (CPI), ce qu’il faut retenir est que cette question n’est point une priorité à l’heure actuelle pour le Soudan, qui est confronté à de nombreux défis sécuritaires, politiques et économiques, constituant pour ce pays une priorité absolue. L’ancien président fait actuellement l’objet d’une enquête pour des accusations d’abus de pouvoir, durant son règne. Cela signifie que la question de son extradition ou non vers la CPI n’est pas d’actualité.

 

Vous représente le Soudan au Sénégal, pouvez-vous nous dire l’état actuel des relations socio-économico-culturelles entre les deux pays ?

 

Il existe de nombreux liens et rapports entre le Soudan et le Sénégal ; les deux pays sont liés par un lien d’africanité, parce qu’ayant en commun notre jeune continent africain, la culture africaine, les liens de la foi et de la religion musulmane, notamment l’Islam soufi dont la Confrérie  tijdanya, qui est très répandue dans les régions de l'Ouest du Soudan. Il convient de noter que de nombreux convois soufis du Soudan prennent part souvent à des événements religieux organisés par les confréries soufies au Sénégal. Permettez-moi de citer ici l’histoire des convois de pèlerins sénégalais qui se rendaient autrefois à la Mecque pour le pèlerinage, par la route via le Soudan. Ces pèlerins ont ainsi contribué à la diffusion de la Confrérie tijdanya au Soudan. Un grand nombre de ces pèlerins a fini par s’installer définitivement au Soudan, et sont devenus au fil du temps, des soudanais d’origine sénégalaise. Encore faut-il noter le rôle important que joue l’Université Internationale d'Afrique (UIA) au Soudan, d’où des milliers d’étudiants sénégalais sont sortis, au fil des ans, après avoir accompli leur formation universitaire en études islamiques et en langue arabe. Lesquels étudiants ont contribué et continuent aujourd’hui à contribuer à la vulgarisation des sciences et de la culture islamiques et arabes au Sénégal. L’UIA continue de s’acquitter de sa mission, et d’accueillir des centaines d’étudiants sénégalais et d’autres étudiants venus de l’Afrique de l’Ouest.

Dans le domaine économique, nous avons un petit groupe de citoyens Soudanais, qui ont des activités économiques et commerciales au Sénégal.

 

L’une des licences de téléphonie mobile au Sénégal est détenu par un groupe Soudanais. Mais, l'opérateur Expresso ne semble pas jusqu’à présent tirer son épingle du jeu. Ne croyez-vous pas qu’il faille procéder à un ajustement de stratégie pour une meilleure présence sur le marché sénégalais des télécommunications ?

 

La société Expresso de Téléphonie mobile, fruit d’un énorme investissement du secteur privé soudanais au Sénégal, est la seule entreprise de télécommunications africaine opérant au Sénégal, après avoir obtenu sa License en 2008. Elle a commencé à fournir ses services au public en 2009 ; et travaille avec succès et efficacité depuis plus de dix ans. Comment peut-on donc la qualifier d’une société qui n’arrive pas à tirer son épingle du jeu, alors qu’elle poursuit ses activités avec brio, et cela depuis dix ans. Comme vous le savez, dans le monde des affaires, l’échec ne rime pas avec continuité.

La société Expresso est une fierté, et un exemple de réussite de l’investissement de capitaux africains au Sénégal, avec un très grand nombre d’abonnés. Elle a sensiblement contribué à la réduction du coût des télécommunications au Sénégal. Elle est la première société de télécommunications ayant introduit l’Internet au Sénégal, via la technologie 3G, en juin 2010. Elle emploie non seulement un personnel essentiellement sénégalais, composé d’ingénieurs, de techniciens, mais aussi une main-d'œuvre sénégalaise, le tout complété par quelques citoyens Soudanais. Expresso offre aussi des emplois indirects, à des personnes étant liées à l’entreprise par des contrats commerciaux

À signaler aussi qu’en conformité avec sa responsabilité sociétale, Expresso met en œuvre plusieurs projets, qui ont un impact positif direct sur les conditions de vie des populations sénégalaises, urbaines et rurales. Je conclus pour dire que l’expérience d’Expresso est un exemple de réussite d’investissements africains dans un pays africain, et mérite d’être encouragée. La société a des projets et des plans ambitieux visant à accroître son activité, à améliorer et à développer ses services.



Khalid Abdelgadir Shukri, nouvel ambassadeur du Soudan au Sénégal : « La junte militaire est un véritable partenaire de la révolution au Soudan (…) L'extradition d'Omar El Béchir à la CPI n'est pas d'actualité (…) Expresso est un exemple de réussite
Vendredi 28 Juin 2019




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