Environnement / Entre dégradation et défis de gouvernance: Des experts appellent à une refonte du système


Face à l’avancée du désert, aux feux de brousse récurrents et au surpâturage, chercheurs et acteurs de terrain autour d’une table ronde ce mardi inspirés par le film « AAKIMO 2 TOROXAL SUUF - LA TERRE EST FATIGUÉE , plaident pour une gouvernance territorialisée et une recherche mieux intégrée aux réalités locales.

 

25 ans après la décentralisation, le Sénégal peine encore à mettre en place une gestion efficace de ses ressources naturelles. Entre fragmentation des espaces pastoraux, absence de données fiables et moyens dérisoires alloués aux collectivités territoriales, le pays fait face à une crise environnementale qui appelle une refonte profonde de sa gouvernance. « Il est actuellement impossible de trouver des données précises sur la réalité de nos ressources naturelles”, affirme Dr Tamsir Mbaye, directeur du Centre National de Recherches Forestières (CNRF) de l’ISRA qui faisait partie des panelistes.  Un constat alarmant qui soulève une question fondamentale: comment élaborer des politiques publiques pertinentes sans données fiables ?

 

Pour le scientifique, la solution est claire : « Il faut prendre le pari de s’appuyer sur la recherche et l’innovation. Si on ne le fait pas, on sera dans une perspective d’être happé par le quotidien et l’immédiat, et on trouvera des solutions barbares. » Cheikh Mbow, Directeur général du Centre de suivi écologique, abonde dans le même sens en soulignant l’importance du « soubassement des ressources naturelles » : « Il faut un capital naturel pour construire quelque chose de solide. »

 

Une décentralisation inachevée

 

Depuis 1996, les collectivités territoriales sont censées être les principales responsables de la gestion des ressources naturelles. Mais dans les faits, la situation est tout autre. « Elles n’ont ni les moyens techniques, ni financiers, ni logistiques pour contribuer efficacement à cette gestion », dénonce Dr Mbaye. Sur le terrain, la réalité est encore plus préoccupante. Les services forestiers doivent couvrir des superficies qui dépassent parfois celle d’une région entière. « On leur dit qu’il y a un feu de brousse quelque part. Ils viennent pour constater ou non cette information. Pas pour la prévention », explique le chercheur, avant d’ajouter que « tous les feux de brousse ne sont pas mauvais. C’est un mode de gestion redoutable qui est même utilisé dans certains pays. »

 

Une nuance importante que confirme l’existence, dans d’autres contextes, de feux précoces programmés dans les schémas d’aménagement pour une gestion anticipatrice des ressources.

 

La fragmentation mortifère des espaces pastoraux

 

Le surpâturage aussi, une question que les panelistes ont survolé. Il est souvent pointé du doigt, n’est en réalité que la conséquence d’un problème plus profond : la fragmentation anarchique des espaces. Dr Mbaye identifie plusieurs causes à ce phénomène.

 

D’abord, explique t-il, l’avancée du front agricole qui n’est pas pensé dans une perspective intégrée. Ensuite, les affectations massives de terres pour l’agrobusiness, souvent dans des zones dédiées au pastoralisme, qui « obstruent les chemins de transhumance et affectent la mobilité ». À cela s’ajoute une multiplication désordonnée des forages. Alors que les normes prévoyaient un espacement de 15 kilomètres pour permettre aux animaux de s’abreuver tout en gérant les problèmes écologiques et de surpâturage. Au niveau local, « il n’y a pas de cadre d’intervention harmonisé pour mettre ensemble les acteurs et réfléchir à ce qu’on doit faire à l’échelle de territoires pertinents. Pas à l’échelle du village ni à l’échelle régionale, mais à l’échelle de territoire pertinent », dira Tamsir. 

 

Le défi culturel et éducatif

 

Me Camara, journaliste de Ziguinchor pour sa part, rappelle une dimension souvent négligée : la diversité des rapports culturels à l’environnement. « Quand vous prenez la communauté diola, son rapport avec la forêt est à la limite sacré, fortement ancré dans la tradition. C’est intégré, c’est même culturel. On a grandi avec ça et on vit dans ça. » Cette dimension culturelle explique en partie les tensions entre communautés autochtones et nouveaux arrivants qui « ne maîtrisent pas ces codes ». Dans certains départements comme Oussouye, « ce n’est pas la police, ce n’est pas la gendarmerie qui régule, mais les normes sociales ». 

 

Des initiatives locales montrent pourtant la voie. Certaines communautés ont développé des forêts communautaires avec des quotas d’arbres à couper décidés collectivement. « La communauté elle-même décide de ce qu’il faut faire, même dans l’exploitation de certaines espèces. »

 

L’urgence d’une recherche décloisonnée

 

Pour Dr Mbaye, le problème fondamental réside dans le cloisonnement sectoriel. “Quand on prend une collectivité territoriale, on a des besoins de recherche dont une partie relève du ministère de l’enseignement supérieur, une autre du ministère de l’agriculture, une autre de celui de la pêche, et une autre de l’environnement. Finalement, on n’y comprend plus rien.”

Les politiques publiques perdent ainsi leur caractère intégré pourtant indispensable. Le chercheur plaide pour une recherche territorialisée qui prendrait en compte toutes les dimensions de manière coordonnée.

Face au développement fulgurant de l’intelligence artificielle, il esquisse même une vision du chercheur de demain : « Tout ce qu’on fait en termes de mesure et d’analyse de données, les machines le feront mieux que nous. Mais on aura toujours besoin du chercheur pour permettre d’avoir les éléments de décision. »

 

Un pays en construction, selon l’auteur du film…

 

Malgré ce tableau sombre, l’optimisme reste de mise. Nicolas, producteur du film documentaire « AAKIMO 2 (Toroxal Suuf - La terre est fatiguée) », qui vit au Sénégal depuis vingt-cinq ans, témoigne : « J’ai l’impression d’être dans un pays où tout est à construire et que c’est possible de le faire. J’ai l’impression qu’il y a quand même des choses qui avancent. »

Un sentiment que partage Dr Mbaye qui estime que nous sommes dans un pays où tout est en devenir. Et qu’il faut prendre le pari de s’appuyer sur la recherche et l’innovation.

 

Reste à savoir si les autorités sauront transformer cet espoir en politiques concrètes, avant que « la terre fatiguée » ne cède définitivement sous la pression combinée de la dégradation environnementale et de l’urgence climatique.

Mercredi 17 Décembre 2025
Dakaractu



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