Incursion au dépôt de Yoff : ici nul n’entre s’il ne parle pastèque.


S’il y a un fruit qui a le vent en poupe au Sénégal, en particulier à Dakar, c’est bien la pastèque. Prendre un repas sans y ajouter une tranche de ce fruit en guise de dessert est impensable pour beaucoup de Dakarois. Le plaisir ressenti par les consommateurs est cependant inégalable à leur méconnaissance de la chaîne de distribution qui commence d’abord par les champs avant d’atterrir dans les dépôts. 

À Dakar, cette grande maison de la pastèque est située sur la route de l’aéroport, après le pont de Yoff dans le sens contraire de l’hôpital Philippe Maguilène Senghor. Dans ce haut lieu du « xaal » en forme de rectangle protégé uniquement par un mur, le visiteur peut être trompé par le calme qui règne à l’entrée. Il suffit de franchir le grand portail pour changer d’avis. Les camions qui débarquent le fruit se le disputent désespérément avec les tricycles à moteur et les charrettes. La vue est aussi captivée par de petites montagnes de pastèques ça et là. Avoir une idée de la quantité qui y est déchargée quotidiennement relève d’un rêve pieux. Habitué des lieux, Ndiogou Guèye qui est le secrétaire général de l’association des vendeurs de fruits du Sénégal nous en donne une idée. Il estime le nombre de camions qui arrivent ici à plus d’une dizaine par jour. Si on tient compte de la période que dure la campagne de commercialisation de la pastèque qui varie de trois à cinq mois, c’est une activité qui peut générer 3 milliards de francs CFA. Preuve que c’est une activité florissante, beaucoup de monde y tirent leurs revenus. Ici, ce ne sont pas seulement les producteurs ou les hommes d’affaires qui vivent de ce commerce. 

Un commerce qui génère 3 milliards par an à Dakar

Des « coxeurs » comme on en voit dans les arrêts à Dakar, ont droit au chapitre. Âgé de 75 ans, Abdou Khadir Diagne dit Baye Diagne est l’un d’eux. Assis sur ce qui se revendique être un fauteuil sans en être, ce vieux amoureux de la vente de la pastèque a des arguments à faire prévaloir. Depuis 1989, il est dans le « milieu ». Lunettes de soleil en évidence, il raconte avoir débuté dans la vente en détail avant d’atterrir dans le dépôt. Son rôle consiste à vendre la marchandise convoyée par un producteur ou un opérateur économique qui, à la fin de l'opération, lui verse sa part. Il y trouve son compte même s’il précise qu’il n’a plus besoin de travailler. « Je le fais juste pour ne pas rester chez moi à rien faire. J’ai des enfants qui sont assez grands pour subvenir à mes besoins », philosophe Baye Diagne qui doit se débarrasser d’une centaine de pièces et assure que ce sera fait avant le soir. Mais sans les déchargeurs qui sont près de 300 dans le dépôt, il n’aurait pas la possibilité d’étaler sa marchandise.

Casquette bien vissée sur la tête, Boubacar Mané qui est habillé d’un débardeur qui exhibe ses biceps se présente comme leur « capo ». En termes simples, c’est leur chef bien que son protégé « Robot » le lui conteste. Détendez-vous, ils se chambrent entre eux.

C’est effectivement dans une ambiance bon enfant que ces hommes à la force des bras et des mains qui dégouline que la tache de vider les camions de 10 à 15 tonnes incombe. Pour ce faire, ils forment une équipe de quelques personnes et se passent les pastèques l’une après l’autre de manière très soignée comme s'ils jouaient au hand-ball. « Depuis 17 ans, je suis avec les vendeurs de pastèque. Ce que je fais ici comme métier me plaît et je dois dire que je tire mon épingle du jeu car si les choses marchent vraiment, je peux rentrer avec plus de 50 000 francs », témoigne Mané, visiblement satisfait. Aliou Ngom n’est pas moins content. 


Charretier de son état, il a tenté une résistance quand nous lui avons exposé notre souhait de l’interviewer. Après un échange de quelques mots sur les objectifs du reportage, il cède non sans poursuivre de charger la charrette de « xaal » visiblement moins grandes que celles qui ont été versées du côté est du dépôt. 

Décharger le « xaal », au-delà d'un métier, c'est un art

Propriétaire de chevaux depuis 1994, Aliou se rappelle avoir vraiment démarré la vente de pastèque dans les rues de Dakar en 2007. « Au début, je donnais en location ma charrette à des vendeurs. Mais quand j’ai vu qu’ils ne marchandaient pas quand je leur proposais des prix, j’ai compris qu’il y avait de l’argent à se faire dans ce commerce. Le premier jour, je suis allé au dépôt, j’ai acheté pour un montant de 11 000 et je suis rentré avec 40 000 à la fin de la journée. Depuis lors, je n’ai pas arrêté », confie le charretier qui, aussitôt ce récit lâché, perd le sourire. « Les choses ont beaucoup changé. Maintenant il y a énormément de charretiers qui veulent vivre de la vente de pastèque », se désole-t-il. Pourtant, il n’est pas prêt de lâcher l’affaire. Aussitôt après avoir accepté de nous parler, il met les voiles, direction « Case ba » où « m’attendent mes clients que je dois approvisionner tous les jours en xaal ». 

Des sans abris

Malgré quelques bribes de fraîcheur, l’hiver qui s’annonce à Dakar n’a pas encore pris ses quartiers ici. Quand l’horloge affiche 13 heures, le soleil se met à son zénith. Ce qui n’empêche pas le marchandage de battre son plein. Ndiogou Guèye et ses semblables n’ont pas le choix.  « Nous n’avons pas encore un emplacement fixe », se plaint le producteur. « Ces deux dernières années, nous avons occupé ce lieu qui a été mis à notre disposition par la mairie », poursuit-il en précisant qu’en échange, ils doivent s’occuper de l’entretien des lieux, de payer les « déchargeurs » et des « techniciens de surface » qui sont en réalité des charretiers qui sont payés 4000 francs le voyage. Travailler dans ces conditions n’est pas digne d’un sous-secteur qui rapporte au moins 3 milliards par an et cela, dans une seule ville, Dakar. « Nous ne réclamons rien d’autre qu’un terrain de 3 ha à l’Etat du Sénégal pour mener tranquillement nos activités. Nous nous occuperons du reste », promet Ndiogou.

A défaut de plus de considération étatique à leur égard, Ndiogou Guèye et ses pairs peuvent au moins compter sur la « fidélité » de Ndèye Ngoné Sarr. Vendeuse de petit-déjeuner depuis 1988, elle n’est pas prête d’abandonner ses « frères » avec qui elle a tissé des liens de parenté. « S’il ne tenait qu’à moi, la campagne durerait toute l’année », sourit cette quadragénaire qui « emprunte à la pastèque sa « gratitude ». 
Mercredi 8 Décembre 2021




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