Waqf : L’histoire de Gora Diop, ce traitant qui a séduit Serigne Babacar Sy et transformé, à Saint-Louis, un lieu de débauche en mosquée.

Pour donner un exemple de Waqf aux Sénégalais, il n’est point nécessaire de prendre comme référence des personnages étrangers. Pour cause, à Saint-Louis, un grand négociant, de l’époque coloniale a laissé pour la postérité, beaucoup de biens en Waqf. Il s’agit de El Hadj Gora Diop. Pour s’être illustré à Médine en offrant gratuitement, aux populations un puits, mais aussi en Mauritanie, au Mali, à Tivaouane, Saint-Louis, entre autres, il était cité en référence par Serigne Babacar Sy et Mame Abdou Aziz Sy Dabakh.


À Saint-Louis, il existe une preuve vivante de l’existence du Waqf, au Sénégal, depuis plus d’un siècle. Un don qui, plus de 100 ans encore, continue de cadrer avec la volonté de son bienfaiteur : servir de demeure pour des familles démunies et abriter une mosquée, tous frais payés en tant que Waqf.

Dans cette ville centenaire, El Hadj Gora Diop, un fils du terroir, négociant à l’époque coloniale, y a laissé des souvenirs impérissables dans les cœurs. Une générosité dont il faisait montre au profit de ses concitoyens dans le besoin et même des populations musulmanes hors de nos frontières. C’est le cas, à Tivaouane, au Mali, en Arabie Saoudite, en Mauritanie, entre autres.
 
En attendant de revenir sur cet exemple de Waqf, il est bon de définir d’abord en quoi consiste cette pratique recommandée par la religion musulmane. Celle-ci se caractérise par l'immobilisation d'un bien dont la jouissance est donnée soit à un destinataire public (Waqf public), soit à des membres spécifiques de la famille du donateur ou à des tiers (Waqf de famille), soit aux deux catégories de bénéficiaires (Waqf mixte). C’est un acte qui a un impact direct sur le développement économique, le bien-être des populations bénéficiaires dans les domaines de la santé, de l'éducation, de l'emploi ou de l'agriculture, comme cela est vérifié dans beaucoup de pays.
 
Conscient des avantages à tirer de cette pratique, le Sénégal a jugé nécessaire de s’approprier cet instrument social de solidarité dans l’économie islamique. Cela a été matérialisé par l’adoption de la loi n°2015-11 et de son décret n° 2016-449 portant organisation et fonctionnement du Waqf au Sénégal et par la création de la Haute autorité du Waqf (Haw) afin de lutter contre la pauvreté et d'améliorer les conditions de vie des populations.
 
Cet homme qui n’hésitait pas à réhabiliter gratuitement la maison des démunis
 
C’est, en effet, au détour d’une mission dirigée par le Directeur général de cette Haute autorité du Waqf que présentation a été faite à la délégation officielle de cette action bénie. Le Secrétaire général de la Ligue des imams et prédicateurs du Sénégal (Lips), Imam Ahmed Dame Ndiaye était partie prenante de cette mission au service exclusif de la vulgarisation du Waqf. Action qu’il a décrite comme une ‘’donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d'utilité publique, pieuse ou charitable, ou à un ou plusieurs individus qui résout, pour l’Islam, beaucoup de problèmes’’. 
 
C’est, selon lui, une pratique islamique d’une grandeur incommensurable. Le Waqf ou ‘’habuss’’ n’est pas très populaire au Sénégal. Ce sont deux mots arabes signifiant legs pieux et désignant des biens inaliénables dont l'usufruit est consacré à une institution religieuse ou d'utilité publique. On utilise en français l'expression maghrébine de ‘’biens habuss’’ qui est plus présente dans les livres. C’est une action qui a permis à l’Islam de régler de nombreux problèmes. Je puis même dire que les plus grandes institutions du monde islamique, surtout en matière d’études et d’enseignement, sont le fruit d’un Waqf’’, a-t-il précisé avant d’essayer de justifier le choix fait sur cette ville tricentenaire.  
 
‘’À Saint-Louis, cette action se pratique depuis plus d’un siècle. C’est d’ailleurs, une des raisons qui ont motivé le choix de la région pour notre tournée organisée par la Haute autorité du Waqf, institution créée par l’État et dirigée par Racine Ba, pour que cette pratique soit formalisée partout au Sénégal. Cette tournée a été initiée, en collaboration avec la Ligue des imams et prédicateurs du Sénégal. Le Waqf ne date pas d’aujourd’hui, au Sénégal, mais il était organisé de manière informelle. En l’absence d’une formalisation, le Waqf n’est pas sécurisé. C’est pourquoi les premiers Waqf ont été détournés ou mal gérés. Dans sa mission, M. Ba se veut pour objectif d’encadrer ceux qui veulent faire du Waqf au Sénégal’’, dira l’Imam Dame Ndiaye.
 
Celui que Serigne Ababacar Sy et Mame Abdou Aziz Sy ‘’Dabakh’’ se plaisaient à citer en exemple pour ses bienfaits
 
Peu connu des Sénégalais, le Waqf est pourtant une pratique ancienne. Au Sénégal, s’il y a quelqu’un qui est vraiment cité en exemple, dans la promotion du Waqf, c’est bien El Hadj Ameth Gora Diop dit Ameth Guèye Cheikh. Né en 1846, il est décédé le 31 décembre 1910 à l’âge de 64 ans. Ayant fréquenté très tôt les daara, il récitait couramment les versets du Saint Coran. Il avait une dizaine d'années lorsqu’il commence à étudier la théologie ‘’Tawhid’’, le droit ‘’Fikh’’ et la grammaire (Nahou). Ses maîtres découvraient en lui, un sérieux et une intelligence peu courante pour son jeune âge. 
 
Plus tard, il embrassera le commerce et s’installe à Rosso-Sénégal pour son propre compte. Et ce, après un soutien financier de son père, Gora Diop Fabineta. Des fonds qui lui ont permis d’aller se procurer des marchandises auprès des établissements  Devès & Chaumet. Ceux-ci, du fait du sérieux, de l’abnégation et surtout de l’honnêteté de El Hadj Ameth Gora Diop, lui ont accordé un crédit. Ce crédit, il le payait toujours avant l’échéance, renseignent des témoignages écrits parcourus par Dakaractu. M. Diop s’était spécialisé dans le commerce du beurre, du mil, de la gomme, de l’arachide, mais aussi de l’or. Avec les retombées que lui génère son commerce, il a beaucoup investi dans les œuvres charitables.
 
C’est dans ce chapitre qu’il faut inscrire la construction, par ses propres moyens, d’une grande mosquée en dur, à Médina (au Mali). Il en est de même à Thiès avec la construction de la grande mosquée de Tivaouane. Une générosité et des qualités humaines qui font que Serigne Ababacar Sy et Serigne Abdou Aziz Sy se plaisaient à le citer en exemple pour ses bienfaits au profit de cette cité religieuse. El Hadj Ameth Gora Diop a plusieurs fois acheté de sa poche, plusieurs maisons pour le compte des tiers et n’hésitait pas à réhabiliter gratuitement celles des démunis et d’y installer des robinets. 
 
Au chevet des populations mauritaniennes confrontées à une véritable crise alimentaire
 
En 1903, alors que son escadrille monte vers Kayes (Mali), il lui a signalé une disette en Mauritanie. Et c’est alors qu’il a volé à leur secours en faisant décharger des chalands (bateaux) remplis de produits vivriers chez Cheikh Sidiya et chez Cheikh Saadbouh. Une action qui avait fait un grand bruit, selon des témoignages écrits parcourus par Dakaractu. Et selon ces documents parcourus, c’est en 1905, que El Hadj Gora Diop, alors âgé de 59 ans, s’est retiré des affaires et a confié le témoin à son frère cadet, El Hadji Demba Diop, père de Ameth Diop (ancien gouverneur, inspecteur d’État), entre autres. À Saint-Louis, il s’occupait, alors, uniquement de sa religion, de sa famille et des pauvres. Malade, il ne sortait que pour aller prier et refusait des soins médicaux. Il ne se nourrissait plus qu’avec du miel et du jus de tamarin et quelques fois de dattes.


En 1907, soit 2 ans après avoir passé le témoin à son frère cadet, son magasin est cambriolé. ‘’Le voleur s’était emparé d’un coffret contenant 5 lingots d’or pesant 5 kilogrammes. Il revenait de la mosquée quand il a trouvé une foule nombreuse devant son magasin qu’il refermetranquillement avant de rentrer chez lui. Une semaine après, un cultivateur trouve sous l’arbre de son champ, un amas de terre fraîche retournée. Il retrouve le coffret, le remet au commandant. Le voleur est retrouvé après. El Hadj Ameth Gora Diop, informé, demande la mise en liberté de celui qui lui avait soustrait son bien et le garde discrètement chez lui. La nuit venue, il lui donne des provisions et le fait traverser  l’autre côté du fleuve vers la Mauritanie’’.
 
Autant de faits qui font dire à ceux qui l’ont connu, en son temps que El Hadj Ameth Gora Diop  est un homme extrêmement rare dans le genre qui cachait à sa main gauche ce que donnait sa main droite. Très pieux, il incarnait la piété, renseignent ses proches. Ces derniers ne profiteront de sa retraite anticipée que pendant 5 ans. Le vieil homme est décédé le mercredi 31 décembre 1910 à 7 heures du matin. 
 
Celui qui cachait à sa main gauche ce que donnait sa main droite
 
À Minbar, dans ce lieu, preuve vivante du Waqf de El Hadj Gora Diop, le Dr Abdoulaye Ndoye a souligné qu’à l’époque où il existait la ligne ferroviaire Dakar-Saint Louis, le vieil homme avait tendance à envoyer des éclaireurs à la gare. Et ces derniers avaient juste pour mission d’identifier les indigents et de les héberger ici, dans cette maison à Minbar. Cela n’est qu’un des bienfaits qu’il réalisait. C’est une maison où il fait bon vivre et où il est facile de respecter les recommandations divines’’, a-t-il dit. 
 
L’Imam Abdallah Sall, un des fils de l’Imam Abass Sall a lui aussi levé un coin du voile sur les actions sociales entreprises par El Hadj Gora Diop, en son temps. ‘’Imam Abass Sall, alors que nous étions petits, nous avait bien indiqué certaines de ses maisons qui ne sont pas du patrimoine à hériter. Il avait offert, des maisons et un champ de plus de 300 hectares dans la vallée et d’autres terres, dans un village lointain, en Waqf. Cela juste pour, dit-il, préciser que nos aïeuls faisaient du Waqf, s’est-il plu à rappeler, à Minbar, devant la délégation. 
 
‘’Nous voilà, aujourd’hui, dans une maison qui constitue un modèle, en matière de Waqf au Sénégal et même en Afrique. On peut même dire cela. Il nous a été révélé que El Hadj Ahmed Gora Diop, lors d’un voyage à Médine (Arabie Saoudite), avait acheté un puits pour l’offrir aux nécessiteux qui étaient obligés de payer pour se procurer de l’eau’’, a révélé l’Imam Sall.
 
Cette villa où il n’est permis à aucun occupant d’y investir le moindre franc
 
Celui-ci se rappelle du calme légendaire qui régnait quotidiennement dans le site. ‘’Enfants, nous fréquentions cette zone et avions noté qu’il n’existait jamais de querelles entre voisins de cette maison. On s’interrogeait alors pour savoir qu’est ce qui avait favorisé cette quiétude dans cette villa. Et c’est alors qu’on nous a fait comprendre qu’il était établi que tout occupant qui se querelle avec son prochain était expulsé de la maison. C’était la règle. Personne ne payait ni loyer, ni factures d’électricité ou d’eau’’, a dit l’Imam Sall qui ajoute d’ailleurs que c’était le lieu de prédilection des érudits, en ce temps-là. ‘’Ce site était très fréquenté par les érudits, en son temps. C’était un endroit où l’on pouvait trouver beaucoup d’ouvrages de la littérature arabe que le vieux Gora Diop amenait au retour de ses voyages’’. 
 
Un des responsables chargés de la gestion de la mosquée ‘’Minbar’’ et de l’immeuble offert en Waqf par El Gora Diop, a lui aussi apporté quelques éclairages à ce sujet. Alioune Guèye, puisque c’est de lui qu’il s’agit est revenu, en boucle sur les règles qui régissent le site offert en Waqf. ‘’Nous sommes, ici, dans une mosquée entourée de logements. C’est le vieux Gora Diop qui a acheté cet espace. Il s’est ensuite payé un autre immeuble appelé ‘’Ndeeyu Minbar’’ et l’a mis en location, afin que les fonds générés puissent entretenir ce bien qu’il a offert en Waqf. C’est pourquoi, il n’est permis à aucun occupant d’y investir le moindre franc, juste pour respecter la volonté du donateur. La maison située à l’angle, à quelques jets de pierres du Centre Hospitalier régional de Saint-Louis a été acquise en 1907. Et c’est le 31 décembre 1910 qu’il a quitté ce monde. Le site s’appelait, à l’époque, ‘’Maison des Signares’’. C’était un lieu de plaisir. Il se trouve que cette maison se trouvait dans une zone où quasiment tous les érudits de Saint-Louis se rencontraient. 
 
Une générosité qui profite exclusivement aux descendants des premiers occupants
 
C’est dire donc que ce site qui abrite, aujourd’hui, ce lieu de culte et ces logements offerts en Waqf constituait le ‘’Quartier Latin’’ de Saint-Louis, en matière islamique. Ahmed Gora Diop eut l’idée généreuse d’acheter le site et de le transformer en lieu de culte et de partage de savoir au profit des érudits. Il ne s’est pas limité à l’acquisition, mais il l’a offert en Waqf après l’avoir formalisé auprès de Me H. L. Guillabert, le notaire qui l’a signé. Il avait fixé pour condition aux occupants de cultiver la paix entre eux et d’éviter d’élever du bétail dans l’enceinte de la concession. En outre, il avait ordonné aux gestionnaires de ladite villa de faire en sorte que les descendants des occupants continuent d’occuper les logements. Il existe également deux chambres dédiées spécialement aux étudiants venus d Saloum ou d’ailleurs’’, a-t-il précisé. 
 
Amoureux des sciences islamiques, le vieux Gora Diop profitait de ses activités de traitant importateur de gomme arabique et autres produits pour se procurer des livres consacrés à l’Islam. ‘’Ce sont des ouvrages qui meublaient les rayons d’une bibliothèque qu’il avait créée ici. Cette bibliothèque n’existant plus, le comité de gestion, a pensé créer sur le site un lieu d’apprentissage pour les enfants’’, a dit Alioune Guèye.
 
Concernant cette mosquée Minbar, elle est située dans le quartier Sud, angle rue Bancal et petit bras, rue Repentigny. Une demeure qui fut, en son temps, ‘’La Maison Signare’’ et qui, aujourd’hui, abrite la mosquée dénommée Minbar. C'est une ancienne maison forteresse construite sur arcades. Elle a été achetée puis léguée en 1907 aux musulmans de Saint-Louis par Ameth Gora Diop, un traitant considéré par ses contemporains comme un puits de fortune, de sagesse et surtout de générosité. Le bâtiment, une habitation avec au premier étage une grande et unique salle spacieuse ventilée et protégée de la lumière crue de l'extérieur, des colonnes à arcades sont tout autour offrant une aire de circulation fort pratique. Cette mosquée garde un cachet unique par son architecture hors du commun, sans coupole, ni minaret. Et selon les dernières informations recueillies sur ce lieu de culte dit Mosquée Minbar, elle a été rénovée par le ministère de la Culture et conserve un état satisfaisant.
Vendredi 29 Avril 2022




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