Entretien / Decroix et son diagnostic sans complaisance : « Le discours électoral n’a pas porté sur ce qui fonde et définit les pouvoirs de l’actuelle Assemblée (…) Le Sénégal a besoin d’une véritable révolution républicaine… »

Homme de gauche et engagé dans les différents combats pour une république équitable, juste et socialement à la portée de ses fils, le leader de And Jëf/ Pads s’est confié à Dakaractu au lendemain des résultats des élections législatives équilibrant la deuxième institution du Sénégal. Diop Decroix a fait le point sur ce dernier scrutin non sans oublier de livrer ses impressions sur cette nouvelle donne à l’assemblée qui rabat les cartes. Cette situation qui met le régime actuel dans une situation inédite avec le rapprochement de l’opposition est aussi, analysée par le « gauchiste » qui donne des pistes pour une nouvelle assemblée. Mamadou Diop Decroix plaide également pour une révolution républicaine qu’il tenue à expliciter dans cet entretien avec Dakaractu.
Entretien…


Dakaractu - Quelle est votre appréciation du scrutin du 31 juillet dernier ?
 
Pour la première fois depuis les indépendances nominales, l’Assemblée nationale du Sénégal en l’An 2022 va se retrouver avec une configuration politique où l’opposition et le pouvoir en place sont au coude-à-coude. Notre peuple vient ainsi d’approfondir sa dynamique de lutte pour la démocratie et pour une nouvelle gouvernance qui rompt radicalement avec ce qu’on a connu jusqu’ici. Je salue cela avec déférence. Si l’enjeu électoral est le motif immédiat et visible des luttes populaires de la période, il est évident que le contenu de ces luttes dépasse de loin la problématique des législatives. Il nous a été donné à tous de constater qu’aucun des débats arrivés à maturité dans notre société n’a été épargné dans la prise de parole populaire. 
Tous les sujets ont été abordés dans leur ampleur et, souvent en profondeur :
 
•  la signification de l’engagement politique et ses modalités en rapport avec le phénomène appelé transhumance 
• l’éthique de gestion en rapport avec le phénomène endémique de la corruption 
• l’humilité et le respect des citoyens en rapport avec l’arrogance et la suffisance ambiantes 
• le rôle et la place des instances de légitimation du pays (autorités religieuses et traditionnelles) 
• l´instrumentalisation de certaines franges de communautés, de confessions et de confréries à des fins politiques. 
  • Les rapports d’adversité en termes de contenu et de formes dans la compétition électorale ;
  • l’utilisation des ressources de l’Etat en rapport avec le contrôle des budgets de campagne et le financement des partis
  • le rôle et la responsabilisation des administrations et institutions chargées de l’organisation et de la proclamation des résultats ;
  •  le mode de scrutin pour l’élection des députés ainsi que le profil de ces derniers
•    Nos rapports avec la France et, d’une façon générale, avec les puissances occidentales à travers le caractère inégal et inéquitable des échanges avec elles au plan économique mais aussi au plan de nos normes sociétales, culturelles ou religieuses. 
Ces questions ont été soulevées partout sur les plateaux de télévision et de radios, sur les réseaux sociaux mais aussi dans les salons, les grandes places et les lieux de travail aussi bien à l’intérieur du pays qu’au niveau de la diaspora. Mais de tout cela le message qui demeure constant est que le peuple veut s'émanciper aux plans économique, social et culturel. Il veut aussi l’indépendance et la dignité du pays dans le concert des nations.   C’est cette aspiration désormais irrépressible, cette volonté inaliénable qu’il faut tracer et repérer au cœur de chaque phénomène, de chaque lutte pour ne jamais perdre l’axe et savoir situer son camp en toutes circonstances.  L’histoire lointaine et proche, y compris celle autour de nos frontières, nous apprend que ce n’est pas parce que le peuple s’est battu que sa victoire ne peut pas être confisquée ou volée. 


Cela dit, de l’avis général, le scrutin a été correctement organisé et il s’est bien déroulé dans l´ensemble. Nos appréhensions avant les élections locales de janvier 2022 quant à la fiabilité du fichier électoral et du processus électoral, n’ont pas été vérifiées en fin de compte. Je peux témoigner aujourd’hui, en tant que contemporain du code électoral consensuel de 1992, que sous le Président Abdou Diouf déjà, le fichier avait permis au PDS dès les législatives de 1993 de battre le PS (au pouvoir) à Dakar et Pikine (Guédiawaye n’était pas encore un département) avant de rendre possible un scrutin honnête et transparent ayant conduit à la victoire de Wade à la présidentielle de 2000. Le Président Wade a gardé le cap ce qui a permis la victoire de Sall en 2012. Aujourd’hui encore, sous le Président Sall, grâce au système électoral en place on a pu obtenir une rentrée en force de l’opposition à l’Assemblée nationale et une configuration politique sans précédent de celle-ci. Naturellement la vigilance, les pressions et sacrifices consentis par l’opposition à chacune de ces étapes ont été des éléments décisifs dans cette évolution. Je veux parler de l'opposition au Président Diouf, de l’opposition au Président Wade dans les années 2000 et de l’opposition au Président Sall depuis 2012.  
 
Dakaractu- Les élections législatives au Sénégal ont été largement commentées dans les médias internationaux. Pourquoi selon vous ?


C’est parce que, quelque part, nous sommes perçus comme une curiosité démocratique dans un environnement africain où règne la guerre chaude au quotidien avec son cortège de destructions, de morts et de handicapés pour la vie avec, parfois des systèmes démocratiques totalement délabrés. Mais nous autres sénégalais, savons qu’il nous reste beaucoup à faire. Il faudra d’ici à la présidentielle de 2024 solder les contentieux politiques dont la  vieille revendication des différentes plateformes de l’opposition concernant le rétablissement dans leurs droits civils et politiques de Karim Meïssa Wade et Khalifa Ababacar Sall. Il faudra aussi, dans le cadre du toilettage du code électoral, éliminer cette bombe à retardement que constitue le parrainage. Moyennant ces mesures et quelques autres corrections jugées nécessaires dans le code électoral, l’on pourrait désormais se consacrer aux débats programmatiques de fond qui devraient retenir l’attention de notre opinion publique.
 
Dakaractu- On a parfois épilogué sur le comportement de la jeunesse qui n’aurait pas beaucoup voté. On a même dit que les jeunes ne se sont pas inscrits en masse dans le fichier ce qui serait une défiance vis-à-vis de la classe politique. 
 
La question du taux d’inscription qu’on dit relativement bas des jeunes dans le fichier électoral et de leur faible participation au dernier scrutin est soulevée effectivement. On a besoin ici d’informations fiables pour fonder scientifiquement cette assertion. L’Administration dispose de ces éléments sur le fichier électoral et sur les listes d’émargement des bureaux de vote. J’ai effectivement noté que certains ont vite fait d’en inférer une défiance des jeunes et plus généralement des électeurs à l’égard de ce qu’on appelle la classe politique et même la chose politique. Même si le phénomène devrait sans doute inciter les uns et les autres à plus d’humilité, il n’en demeure pas moins vrai que ce serait trop court de s’en tenir à cette seule assertion. Il faut aller écouter attentivement celles et ceux qui ne votent pas afin d'en déceler les raisons profondes. 
 
Dakaractu- on dit aussi que les contraintes liées aux inscriptions sur les listes électorales peuvent dissuader les citoyens notamment les jeunes
 
L’épineux problème des inscriptions sur les listes électorales peut trouver une solution radicale sans coût financier si la volonté politique existe. Notre parti a toujours proposé le reversement dans le fichier électoral de tous ceux qui sont âgés de 18 ans et plus et qui remplissent les conditions prévues par la loi. On ferait ainsi l´économie des centaines de millions que l´on dépense entre les inscriptions, la distribution des cartes, les réclamations, les contentieux et les tensions. J´espère que la révision du code électoral permettra de résoudre cette question.
 
Dakaractu- Comment interprétez-vous les résultats électoraux et statistiques électorales ?


 Au Sénégal, le problème N°1 qui déséquilibre le rapport de forces réel sur le terrain est le raw gàddu (scrutin majoritaire à un tour) qui sévit dans notre système électoral depuis 1993. Aujourd’hui encore au Sénégal on peut obtenir seulement 30% (ou même moins) dans une élection législative et prendre tous les postes en compétition réduisant à néant les 70% d’autres votants. J’ai toujours trouvé cela injuste. En mai 2001, la liste SOPI du Président Wade avec 49,6%, n’avait pas la majorité absolue aux législatives d’avril tout en engrangeant 74% des sièges c’est-à-dire 89 députés sur 120 à l´époque grâce au raw gàddu.  L’opposition quant à elle, malgré ses 50,4%, n’avait obtenu que 31 députés du fait de ce système. Dans la législature qui se termine, Bennoo compte 125 députés soit 76% des sièges avec seulement 49,47% des suffrages en 2017. Au même moment, l’opposition qui avait obtenu 50,53% n’a eu que 24% seulement des sièges à cause toujours du raw gàddu. Aujourd’hui Bennoo subit l’effet boomerang de ce mode de scrutin parce qu’en dépit de son score (46,60%) qui n’est pas loin de ce qu’elle avait en 2017 (49,47), il n’obtient que 82 députés sur les 165 contre 125 sur les 165 il y a cinq ans. L’axe Dakar-Touba où Yewwi et Wallu ont amassé 23 députés contre 2 seulement pour Bennoo du fait du raw gàddumontre à suffisance que, lorsqu’on légifère, il convient de ne pas regarder seulement ses intérêts du moment car la roue tourne. Le moment est véritablement venu d'en finir avec le raw gàddu en ouvrant un débat sur les changements à apporter.
 
Dakaractu - Que ferait-on à la place ?
 
 Pour ma part, j'ai introduit une proposition de loi pendant la 12ème législature tendant à supprimer ce mode de scrutin pour le remplacer par un mode de scrutin à deux tours comme à la présidentielle ce qui serait plus juste et plus équitable. L’idée était que dans chaque département, toute liste qui obtient plus de 50% des suffrages dès le 1er tour prenne les sièges en compétition. Dans le cas contraire un 2ème tour départage les candidats. C’est ce qui se fait dans beaucoup de pays. Malheureusement ma proposition de loi n’a même pas été examinée.
 
Dakaractu - Ce système de raw gàddu est décrié depuis longtemps mais il subsiste toujours. Pourquoi ?
 
L’un des problèmes que nous avons au Sénégal et qui constitue un gros obstacle aux réformes est que les acteurs changent souvent d’avis quand ils changent de bord. Quand on est dans l'opposition, on vilipende et on récuse le raw gàddu, mais quand on se retrouve de l’autre côté de la barrière on s’en accommode. C’est aussi valable pour ceux qui perdent le pouvoir et qui se mettent à brandir les revendications qu’ils rejettaient avant. En somme, ce qu'on a adoubé hier est honni aujourd’hui. Ce qui était vérité est devenu mensonge. On s'abstient hier de consommer du porc pour des raisons religieuses mais quand on change de camp il devient mouton.  Autrement dit, c’est la posture par rapport au pouvoir qui dicte les positions et non les principes et les convictions. Un tel comportement mérite d’être banni pour faire place à la défense des règles démocratiques quel que soit le bord auquel on appartient.
 
Dakaractu - Si vous aviez des observations ou analyses tirées de ces résultats obtenus par chaque coalition, quelles seraient-elles ?
 
Les résultats officiels montrent que l’électorat de Bennoo et celui de Wallu restent stables en valeur absolue si on considère les élections locales de janvier et les législatives de juillet 2022. Ceci a une signification qu’il convient d’élucider pour mieux comprendre le comportement de l’électorat. 

 
S’agissant de Yewwi, entre janvier 2022 aux élections locales, et les législatives de juillet, il a connu une nette progression de plus de 270.000 voix. On peut considérer qu’avec le rejet de beaucoup de listes, l’électorat des listes rejetées a pu constituer un apport conséquent pour Yewwi dans le cadre du vote utile. Par exemple, si on prend le cas de Gëm sa Bopp qui était allé sur ses listes propres aux élections locales de janvier 2022 et avait obtenu 222000 voix, l’implication de son leader dans la campagne a pu provoquer un report de voix assez conséquent et peser dans ce différentiel de 270.000 voix de progression de Yewwi.  La Coalition des Serviteurs obtient plus de 56. 000 voix pour une première participation ce qui est somme toute assez remarquable. 


Toutefois, la surprise vient de AAR Sénégal qui semble avoir eu un problème à identifier. En effet, aux locales de janvier, La République des valeurs, parti sur ses propres listes avait pratiquement obtenu le même nombre de voix que Aar en juillet alors que cette coalition englobe d’autres forces politiques dirigées par des figures emblématiques respectées dans le pays. La plus-value de la coalition n’apparaît pas. La dynamique du vote utile semble avoir également joué contre Aar en dépit d’un discours électoral structuré autour de ce qu’ils ont appelé un contrat de législature.
   
Quant à Bunt-Bi qui avait retenu l’attention en janvier avec 180.000 voix, il ne se retrouve qu’avec 21.000 voix à peu près et sans député. Le phénomène des listes parallèles qui étaient parties sous ses couleurs aux locales de janvier pourrait être un élément explicatif de cette baisse drastique.  
 
Dakaractu - mais vous, vos listes ont été rejetées ce qui ne vous a pas permis de vous présenter. Que s’est-il passé ?
 
Notre parti And-Jëf/Pads siège sans désemparer à l’Assemblée nationale depuis 1993 et toujours (sauf en 2017) sous sa propre bannière. C´est la première fois qu’on sera absent de l'Assemblée alors qu’on a réuni plus de 70.000 parrains dont on a vérifié avec exactitude qu’ils figuraient bien dans le fichier électoral. Étant donné que le Conseil constitutionnel s’était donné la possibilité de vérification sur papier à côté de la clé Usb en cas de contestation, nous avons formé un recours tendant à faire vérifier nos parrains sur papier ce qui, évidemment, est plus juste et plus équitable. Le Conseil ne nous a pas suivis. Mais lorsqu’on laisse de simples erreurs matérielles entraîner l’élimination de listes entières, sans compter les listes de titulaires parties en compétition sans suppléants et des listes de suppléants qui ont compéti sans titulaires, on crée des problèmes politiques majeurs artificiellement.
 
Dakaractu - Comment trouvez-vous les discours de campagne ? 
 
À de rares exceptions près, le discours électoral n’a pas porté sur ce qui fonde et définit les pouvoirs de l’actuelle Assemblée pour proposer une alternative. Beaucoup de candidats se sont plutôt focalisés sur ce qu’ils comptaient faire une fois installés dans cette Assemblée nationale. Or, cette Assemblée est conçue depuis 1963 pour être un simple faire-valoir de l'exécutif. Elle n'est pas là pour jouer un rôle substantiel dans le cadre d’un quelconque équilibre des pouvoirs. En effet, historiquement, l’Assemblée nationale porte encore les stigmates de sa défaite de décembre 1962 en tant qu'institution lorsque le Président Senghor a éliminé le Président Mamadou Dia, Président du Conseil de gouvernement, détenteur de l’essentiel du pouvoir d’État. Après l'élimination de Dia, Senghor a fait voter une constitution en 1963 pour d'une part, ajouter aux pouvoirs qu'il détenait déjà, ceux qu'avait Mamadou Dia et, d'autre part, réduire l'Assemblée nationale à sa plus simple expression. De fait, il s'est transformé en un monarque républicain. La constitution de janvier 2001 n'a pas touché à la substance de celle de 1963.
 
Dakaractu - Vous insinuez quoi exactement ?
 
Je n’insinue pas. Je dis clairement que cette Assemblée-là n’est pas capable de porter la volonté de changement et de rupture que le peuple a exprimée. Il est bon de clarifier cette question pour remettre au centre du débat la véritable équation à résoudre qui est celle de la Constitution qui régit le pays. Voyez les pouvoirs du Président de la République vis-à-vis de l’Assemblée nationale :
1 – «  Le Président de la République détermine la politique de la nation ». Donc quel que soit le rapport de forces à l’Assemblée, cette disposition constitutionnelle laisse l’avantage au Président de la République. 
2 –  « Le Président de la République est responsable de la défense nationale » 
3 –  « Il préside le Conseil supérieur de la défense » 
4 –  Il préside le Conseil supérieur de la magistrature et, à ce titre, il nomme les magistrats
5 – « Il est le Chef suprême des Armées ; il nomme à tous les emplois militaires et dispose de la force armée »
6 – « Il signe les ordonnances et les décrets et nomme aux emplois civils »
7 – « Il nomme le Premier Ministre et met fin à ses fonctions »
8 -  Il dispose de pouvoirs exceptionnels. En effet, « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le Président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels. Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation ». 

 
9 – Il met le budget en vigueur en cas de blocage de l'Assemblée. Tout le monde sait l’importance que revêt le budget pour l’État. L’article 68 dit bien que l’Assemblée vote les lois de finances c’est-à-dire le budget. Mais dans l’hypothèse où l’Assemblée voudrait pour une raison ou une autre ne pas voter le budget, que se passerait-il ? Les rédacteurs de la constitution l’ont prévu. « Si le projet de loi de finances n’est pas voté définitivement à l’expiration du délai de soixante jours prévus, il est mis en vigueur par décret, compte tenu des amendements votés par l’Assemblée nationale et acceptés  par le Président de la République. On voit ici que l’Assemblée ne peut pas bloquer le budget. Et, pour boucler la boucle, « Si la loi de finances de l’année n’a pu être mise en vigueur avant le début de l’année financière, le Président de la République est autorisé à reconduire, par décret, les services votés ». 


10 – Il décrète l’état de siège, comme l’état d’urgence (article 69). Il n’est pas tenu de consulter qui que ce soit, y compris le Président de l’Assemblée nationale.
Dans l’hypothèse d’une majorité à l’Assemblée nationale opposée au Président et, par conséquent susceptible de voter une loi qui ne lui conviendrait pas, la Constitution dit en son article 73 : « Dans le délai fixé pour la promulgation, le Président de la République peut, par un message motivé, demander à l’Assemblée une nouvelle délibération qui ne peut être refusée»   et, en ce moment-là , « La loi ne peut être votée en seconde lecture que si les trois cinquièmes des membres composant l’Assemblée nationale se sont prononcés en sa faveur. » D’ailleurs, le Président n’a presque jamais besoin de recourir à ces mesures extrêmes pour annihiler toute initiative jugée intempestive. Il suffit juste de se référer à l’article 82 de la Constitution qui précise que « Les propositions de lois et amendements formulés par les députés ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique, à moins que ces propositions ou amendements ne soient assortis de propositions de recettes compensatrices ».  
Enfin, on n’oubliera pas que c’est le Président de la République qui nomme les membres du conseil constitutionnel.


Telle est la réalité institutionnelle au Sénégal depuis 1963. De Léopold Sédar Senghor à Macky Sall en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, il en a toujours été ainsi. Les Sénégalais doivent le savoir. D’ailleurs dans l’imagerie populaire, hormis le Président de la République aucune autre autorité n’existe. Lorsqu’un problème se pose au coin de la rue, on n’évoque jamais le chef de quartier, le maire ou le sous-préfet. On n’interpelle ni le préfet ni le gouverneur encore moins le ministre ou le Premier ministre. Tout le monde interpelle le Président de la République. Il est l’alpha et l’oméga de tout. Il est clair alors que l’Assemblée nationale n’a vraiment pas de pouvoir pour obliger le Président de la République à infléchir ses orientations. Certes des députés se battront comme d'autres l'avaient fait avant eux pour arracher tout ce qui peut l’être dans le sens de la défense des intérêts du peuple et des libertés démocratiques, mais le focus devra rester sans nul doute sur la Constitution. Je m’inquiète ici de constater qu’on n’en a pas beaucoup parlé pendant la campagne. J’espère que dans les semaines et les mois à venir nous aurons des débats de fond sur la nécessité d’une Constitution qui reflète fidèlement notre identité de Sénégalais et d’africains. 
 
Dakaractu - Vous aviez parlé de révolution républicaine à la veille du référendum constitutionnel de 2016. Vous êtes dans la continuité ? 
 
Tout à fait, le Sénégal a en effet besoin d'une révolution républicaine c’est-à-dire un nouveau type de République, un nouveau type d’État. Nous devons faire table rase d'un certain mimétisme constitutionnel produit d’une domination même s’il convient de saluer la glorieuse révolution de 1789 qui a engendré la démocratie représentative à la française d’aujourd’hui. Notre démocratie, en accord avec nos cultures et nos traditions peut et doit être infiniment plus inclusive et plus participative qu’en occident. 
 
Dakaractu - Que proposez-vous concrètement ?
 
J’ai parlé d’Assemblée constituante. Encore une fois, le nom importe peu. Il faut que le peuple, à travers ses représentants issus de l’ensemble de ses compartiments, se retrouve autour des récits respectifs des uns et des autres pour ensuite asseoir un corpus consensuel qui puisse fonder et irriguer une Constitution,   reflet de notre identité sénégalaise et africaine. 
D´ores et déjà, je verrai bien la mise en place, selon une démarche largement consensuelle et inclusive, d’une Coalition globale pour une Constitution endogène (COCEN). Une coalition globale qui se mettrait au travail le plus rapidement possible pour préparer cette Assemblée constituante chargée de sculpter l’essence et l’âme de la nouvelle Constitution. Il faut cependant s’entendre sur un point : Il est exclu de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Le Président de la République – aujourd’hui et demain - est élu par le peuple au suffrage universel direct pour présider à sa destinée. Donc il doit disposer de pouvoirs conséquents en tant que tel. Ici, il s’agit d’un souci d’équilibrer les institutions et de faire en sorte que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir. La Justice doit être réformée pour plus d'indépendance et qualitativement renforcée en termes de pouvoirs dévolus et de moyens de travail. De même que la gouvernance territoriale doit être fortifiée par une déconcentration et une décentralisation véritable et non formelle. D’autres organes de type consultatif pourraient aussi voir le jour. La question de l’équilibrage des institutions est une question difficile. Il faut équilibrer les pouvoirs sans que le système global ne soit fragilisé. Ce serait la porte ouverte à la déstabilisation par des forces rétrogrades et des maîtres chanteurs de tout cran. C’est déjà arrivé ailleurs en Afrique où au lieu d’utiliser les nouveaux pouvoirs dont ils étaient dotés pour satisfaire les demandes légitimes du peuple, ils s’en sont servis pour prendre le peuple en otage et sacrifier ses intérêts jusqu’à ce que le système finisse par imploser. 
 
Dakaractu - c’est une véritable approche de Gauche que vous déclinez là. 
 
Oui une approche avant-gardiste. Pour moi, il n’existe aucune législation au-dessus des intérêts en lutte. La Constitution doit donc être explicitement au service des intérêts du peuple sénégalais et de l’Afrique. Elle doit être dans la défense des intérêts des paysans et des pasteurs, des pêcheurs, des ouvriers et des artisans, des classes moyennes et de notre secteur privé national. On ne le dit pas souvent, mais dans notre Assemblée nationale les couches populaires qui créent l’essentiel des richesses du pays sont quasi absentes. Où sont les paysans à l’Assemblée nationale ? Où sont les ouvriers ? Où sont les pêcheurs ?  Où sont les artisans ? Où sont nos entrepreneurs ? je ne parle pas évidemment de représentation à la mode faire-valoir. C’est aussi cela qui fait la faiblesse de l’Assemblée. Celle-ci est en général dominée par la petite bourgeoisie dans ses différents compartiments, notamment celle issue de l’école d’expression française. La frange patriotique de cette petite bourgeoisie s’efforce certes de prendre en charge les préoccupations des couches populaires à l’Assemblée, mais celle-ci est généralement superficielle et non systématique. Le résultat en est qu’aujourd’hui ces couches récusent à juste titre le système actuel qui les marginalise et préfèrent porter elles-mêmes sans intermédiaire leurs revendications à l’Assemblée. Ainsi les transporteurs font leurs listes, les pêcheurs font leurs listes, les artisans, les éleveurs, les paysans, les ouvriers ... en font de même. Il est vrai qu’à terme le risque existe, avec cette logique, d’une atomisation du mouvement populaire, d'une fragmentation des forces et in fine, d´un affaiblissement global. Mais leur exigence est là et doit être satisfaite alors que le mode de fonctionnement des partis et le mode de confection des listes de candidats ne cadrent pas malheureusement avec une prise en charge efficace de cette exigence. 
 
Dakaractu - Quel type d’élites espérez-vous pour notre futur politique ?

C’est ce que je viens de vous dire. Il faut aujourd’hui par-delà les coalitions, faire émerger une véritable force politique d’avant-garde qui porte clairement et systématiquement cette vision et capable d’y gagner toutes ces couches populaires qui ne se voient pas dans les pratiques politiques actuelles et qui pourraient bien – qui sait – représenter l’essentiel de ceux qui ne votent pas. Les dirigeants dont elles se sont librement dotées devront aussi se retrouver à la tête de cette force politique qui pourrait, à terme, conduire les processus de transformation du pays. Ces hommes et femmes doivent être largement au parlement. Un parlement réhabilité et restauré pour délibérer exclusivement dans le sens des intérêts du peuple laborieux et non plus pour le compte de puissances d’argent ou de groupes de pression occultes. 

 
Mardi 16 Août 2022




Dans la même rubrique :