Une vie de greffier. (Par Madiambal Diagne)


On a bon espoir que la grève déclenchée pendant plus de deux mois par les tra- vailleurs des différentes juridictions du pays va se terminer. 

 

Le mouvement de grève a été suspendu par le Syndicat des travailleurs de la justice (Sytjust) qui a entamé des pourparlers avec les autorités de l’Etat. Cela a été possible grâce à l’in- termédiation de différentes bonnes volontés, notamment le Barreau du Sénégal, l’Association des juristes africains (Aja) et l’Union nationale des syndicats autonomes du Sénégal (Unsas) ainsi que de quelques personnalités privées. 

 

En effet, la grève commençait à devenir beaucoup trop longue et ne manquait pas, au grand dam des justiciables, de causer de graves dysfonctionnements dans la distribution de la justice. 

 

Le garde des Sceaux, Me Malick Sall, en se félicitant de la décrispation intervenue dans les relations entre le Sytjust et son Cabinet, a tenu à souligner « un rôle déterminant que j’aurais discrètement joué pour en arriver à un tel résultat ». Il convient d’en préciser les contours, pour éviter certains amalgames ou mélanges de genres.

 

J’avais été approché par des greffiers qui considèrent que j’étais bien placé pour comprendre le sens et la portée de leurs revendications et qu’ils pouvaient me faire confiance pour les aider à sortir de ce bras de fer engagé avec l’Etat du Sénégal et dont ils avaient conscience qu’aucune partie ne pourra sortir indemne. Je m’étais néanmoins gardé de prendre la moindre initiative, jusqu’à ce que le Secrétaire général du Sytjust, Me Ayé Boun Malick Diop, m’approcha pour me demander de m’impliquer pour participer à aider à la décrispation. J’ai eu un premier entretien avec le ministre de la Justice pour lui faire part de la sollicitation et recueillir son avis sur la question. 

 

Me Malick Sall s’était dit ouvert au dialogue et à la discussion. Mieux, il disait : « Tu peux beaucoup aider. » Je m’en ouvris au Président Macky Sall. Il faut dire que les positions étaient devenues assez crispées. Néanmoins, je me suis senti légitime pour pouvoir dire à mes différents interlocuteurs les limites possibles.

 

Le combat des greffiers avait été le mien

 

J’avais obtenu mon diplôme de Greffier en 1985, après une formation au très sélectif Centre de formation et de perfectionnement administratif (Cfpa). Nous étions cinq jeunes greffiers, frais émoulus, au moment où l’Etat du Sénégal faisait des recrutements parcimonieux au sein de la fonction publique. 

 

Le programme d’ajustement structurel, instruit par la Banque mondiale, imposait une réduction drastique des dépenses publiques de l’Etat. Une politique de maîtrise de la masse salariale des agents de l’Etat était de rigueur. Mais nous mesurions notre grosse désillusion, au paiement de notre premier salaire de fonctionnaire. Le traitement ne répondait point à nos attentes, pour une fonction aussi prestigieuse et surtout pour le rôle essentiel que joue le greffier dans l’œuvre de justice. 

 

Quelle perspective de carrière s’offrait alors à notre génération ? Aucune ! Notre cohorte a sans doute été la génération maudite. En effet, durant notre formation, une réforme du systè- me judiciaire, intervenue en 1984, sonnait le glas de tout espoir des greffiers de pouvoir accéder à la Magistrature, qui était l’échelon supérieur. La réforme judiciaire de 1984 supprimait le poste de Juge de paix et il était devenu impossible pour un greffier, même bardé des plus grands diplômes en droit, d’accéder à la Magistrature sans passer par le concours direct, à l’instar de tout autre étudiant titulaire d’une maîtrise en sciences juridiques. 

 

Une certaine aberration, pour ne pas dire un certain archaïsme, que rien ne pouvait expliquer d’ailleurs, faisait que ce n’était que dans le seul secteur de la justice qu’un fonctionnaire, quels que soient ses états de services, ne pouvait avancer dans sa carrière jusqu’à accéder à la plus haute hiérarchie de la fonction publique par voie de concours professionnels. La fonction de Greffier en chef restait confinée au niveau de la hiérarchie B1. Mais plus grave encore, aucune voie par concours direct et/ou professionnel n’était ouverte pour accéder au corps des greffiers en chef. 

 

Les greffiers en chef étaient exclusivement nommés par choix discrétionnaire du ministre de la Justice. Une telle situation n’existait dans aucun autre corps de fonctionnaires. Les greffiers ne pouvaient continuer à supporter cette situation anachronique et avaient décidé de mettre en place un syndicat dénommé Syndicat autonome des travailleurs de la justice (Satjust). La répression contre les initiateurs de ce syndicat était féroce et des sanctions fortes avaient eu raison de la naissance du Satjust.

 

Le désespoir était assez largement partagé au sein de la corporation des greffiers et on avait assisté à des drames personnels, avec des collègues suicidés ou tombant dans une certaine déchéance morale, sociale ou professionnelle. Et comme pour sonner le glas de l’avenir de la profession, une politique de désignation de greffiers ad hoc avait été menée pour combler les déficits criards en personnels judiciaires.

 

Le programme des départs volontaires en 1990 servira de déclic

 

Le corps des greffiers connaîtra une forte hémorragie avec des départs vers des juridictions internationales ou vers d’autres services publics de l’Etat ou même dans le privé ou des entreprises du secteur parapublic. Des greffiers cherchaient des charges d’huissiers de justice, de commissaires-priseurs, entre autres. Certains qui étaient nantis d’un diplôme de maîtrise en sciences juridiques avaient réussi à intégrer le Barreau comme avocats. 

 

En 1990, l’Etat du Sénégal lança un « programme de départs volontaires de la fonction publique » qui consistait à payer à des fonctionnaires, démissionnaires volontaires, l’équivalent de cinq années de traitement net d’impôts, ainsi que le remboursement intégral de leurs cotisations au Fonds national de retraite des fonctionnaires. Je fis partie de cette vague de départs volontaires qui avait presque tout emporté sur son passage dans les milieux des personnels judiciaires. 

 

D’ailleurs, deux de mes camarades de promotion démissionnèrent aussi. C’est dire qu’il ne restait dans notre promotion que deux greffiers à continuer à attendre la providence. L’un des deux fera plus tard le concours direct pour accéder au corps de la Magistrature, et le «dernier Mohican» a fini dernièrement par accéder au nouveau corps des administrateurs des greffes.

 

 

Ma démission de la fonction publique avait été difficilement acceptée par ma hié- rarchie. J’avais sans doute un bon profil, vu mes excellents résultats lors de ma for- mation et il faut dire que le directeur des Services judiciaires de l’époque, Serigne Ahmadou Ba, manifestait un attachement paternel à ma personne. Il ne pouvait cependant pas me convaincre de rester dans la justice, surtout qu’il n’avait aucune réponse à mon questionnement sur un plan de carrière. L’horizon était bloqué, fermé à double tour. Me Ibrahima Ndoye, greffier, alors chef de la Division du personnel et de l’organisation judiciaire au ministère de la Justice, était lui aussi triste à l’idée de me voir quitter la justice. Je ne me voyais franchement pas poursuivre ou finir ma carrière avec ce niveau de traitement salarial et une absence totale de perspective de carrière.

 

Les nombreux départs survenus alors n’avaient pas manqué d’avoir des réper- cussions sur la nécessité d’une prise en charge des préoccupations des greffiers. Le traumatisme était grand. C’est ainsi qu’une réforme des greffes sera engagée pour « démocratiser les émoluments du greffier en chef », avec la création du Fonds commun des greffes, inspiré des fonds communs dans les régies financières de l’Etat. Le Fonds commun des greffes est donc, à partir de 1993, partagé entre toutes les personnes qui participent à l’œuvre de justice, à l’exception des magistrats. Auparavant, le greffier en chef passait pour être «le fonctionnaire le plus riche de la République». 

 

Toutes les sommes perçues sur les actes judiciaires lui revenaient de droit ; aucun autre fonctionnaire de l’Administration de la justice ne pouvait, à quelque autre titre que ce soit, y prétendre. Cette grosse cagnotte, à la disposition exclusive du greffier en chef, lui permettait d’entretenir une certaine clientèle, aussi bien au niveau de sa juridiction que de la haute hiérarchie judiciaire, jusqu’au ministère de la Justice. Il n’était donc pas étonnant de voir des greffiers en chef continuer de rester en poste, plusieurs années après la limite d’âge avant d’aller à la retraite. Il arrivait aussi que des greffiers en chef, dans certaines capitales régionales, assurent des cumuls de leurs fonctions avec celles d’autres officiers ministériels comme notaire ad hoc, huissier ad hoc ou commissaire priseur. 

 

La grogne des autres catégories de fonctionnaires de la justice avait fini par être entendue. Les choses avaient commencé alors à changer. C’est dans ce contexte qu’en 1998 le Sytjust a été autorisé et prit en charge les revendications de revalorisation des emplois judiciaires.

 

Le greffier, une fonction naguère sous-évaluée au Sénégal

 

La fonction de greffier a la particularité de constituer l’unique emploi de fonctionnaire qui impose, sous peine de nullité, de contresigner les actes pris par son supérieur hiérarchique. Cet emploi revêt une grande importance dans tous les pays. Mais au Sénégal, on ne sait encore la logique qui avait guidé à garder cette profession comme un emploi plus ou moins supplétif. 

 

A titre d’exemple, en France, le Greffier en chef porte le titre de directeur du Greffe et est classé à la hiérarchie A de la fonction publique. Le greffier est recruté au niveau de la licence. Les mêmes égards et statuts sont conférés au greffier, appelé «registrar» dans les juridictions de tradition anglaise. Dans les juridictions internationales, l’emploi de greffier fait partie des postes les plus prisés et les mieux rémunérés.

 

Les revendications du Sytjust ont donc essentiellement porté sur la revalorisation de la profession afin de la hisser au même niveau que dans tous les autres pays. La complainte avait fini par être entendue par le Président Macky Sall au cours d’une audience accordée au Sytjust le 5 février 2018. La fonction de greffier en chef, nouvellement désigné Administrateur des greffes, a été élevée à la hiérarchie A1 et celle de greffier à la hiérarchie A2, le Secrétaire de greffes est passé à la hiérarchie B2. Cette réforme statutaire, approuvée par le Conseil supérieur de la fonction publique, a été votée par l’Assemblée nationale le 28 juillet 2018. 

 

Le niveau de recrutement de greffiers se fera désormais par la licence, avec une formation de deux ans. Un concours de recrutement a déjà été organisé sur cette base pour une nouvelle génération d’élèves-greffiers. La mise en œuvre de ces réformes statutaires a provoqué des réticences qui ont fini par induire le dernier mouvement de grève déclenché dans le secteur de la justice. Il faut aussi dire que le Sytjust a pu faire dans une certaine surenchère coupable, ou à tout le moins inopportune. 

 

A l’issue d’une rencontre entre le Sytjust et le ministère de la Justice, facilitée le 24 août 2020 par l’Ordre des avocats, en synergie avec l’Unsas et l’Aja, les discussions vont reprendre entre les travailleurs de la justice et l’Etat du Sénégal, dans le cadre d’une commission technique. Que chacun y mette du sien, car il avait également fallu une retentissante grève, en mars 2018, de l’Union nationale des greffiers de Côte d’Ivoire, pour que le Président Alassane Dramane Ouattara prît les textes réglementaires nécessaires pour le reclassement des greffiers et administrateurs de greffe dans les mêmes proportions que leurs collègues français et ce à quoi aspirent les greffiers sénégalais. La Côte d’Ivoire a déjà terminé les opérations de reclassement des personnels judiciaires.

Lundi 31 Août 2020




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