La portée de la décision du conseil constitutionnel sénégalais n° 1/C/2024 du 15 février 2024 à l’aune du regard de l’administrativiste Par Mouhamadou MBODJ


L’élection présidentielle n’est pas seulement un rendez-vous entre le peuple et son destin,
c’est aussi l’occasion de tester à la fois la crédibilité, l’objectivité et la neutralité des
institutions qui harmonisent le jeu électoral. Sans s’attarder sur les discrédits émis à l’encontre
des institutions judiciaires, il importe de noter que le Conseil constitutionnel sénégalais joue
un rôle important en matière électorale. Comme il le rappelle dans le considérant 7 de la
décision commentée, il est le juge de la régularité des élections nationales et dispose, en vertu
de l’article 92 de la constitution, d'une plénitude de juridiction en matière électorale. Celle-ci
lui confère, sous certaines conditions, la compétence d’apprécier la légalité des actes pris par
les autorités du pouvoir exécutif en la matière. En s’affirmant ainsi, le juge constitutionnel
ouvre son prétoire habitué au contrôle de constitutionnalité des lois à l’appréciation de la
légalité administrative qui, en principe, relève de l’aéropage de la Cour suprême, juge par
excellence en matière de recours pour excès de pouvoir des autorités administratives. Ce qui
soulève la question de l’appréciation de la légalité administrative par le juge constitutionnel
(I). En outre, dans sa décision du 15 février 2024, le juge constitutionnel a décidé, à l’image
du juge administratif, de moduler les effets de l’annulation du décret n° 2024-106 du 03
février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l'élection
présidentielle du 25 février 2024 (II).
I- L’appréciation exceptionnelle de la légalité d’un acte administratif par le juge
constitutionnel

Au Sénégal, l’appréciation de la légalité des actes administratifs relève incontestablement de
la compétence du juge administratif, en l’occurrence la Cour suprême. Cette dernière dispose
de la plénitude de compétence en matière de recours pour excès de pouvoir. C’est ce qui
ressort de l’article 1 er de la loi organique sur la Cour suprême qui dispose que celle-ci « est
juge, en premier et dernier ressort, de l'excès de pouvoir des autorités administratives ». Cette
lecture littérale des textes répond au sens du principe de la plénitude de compétence en
matière d’appréciation de la légalité administrative au profit du juge administratif. Dans ce
sillage, les décrets présidentiels – actes administratifs par nature, relèvent de la compétence de
celui-ci. Le Conseil constitutionnel reconnaît cette compétence de principe du juge
administratif en matière de recours pour excès de pouvoir. Dans le considérant 7 de la
décision commentée, il rappelle que « la cour suprême est juge de l’excès de pouvoir des
autorités exécutives ». De ce fait, il peut s'avérer légitime de questionner la compétence du
juge constitutionnel à apprécier la légalité d’un acte administratif, en l’occurrence le décret n°
2024-106 du 03 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour
l'élection présidentielle du 25 février 2024 ?
Avant de répondre à une telle interrogation, il est judicieux de rappeler que les scrutins
politiques, y compris l’élection présidentielle, sont toujours procédés par des actes
préparatoires de nature administrative. Ces derniers ont pour objet de fixer les modalités
d’organisation et le déroulement des scrutins. Parmi ces actes, il y a en premier lieu le décret
convoquant le corps électoral (le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant
convocation du corps électoral) ; ou encore dans notre cas de figure, le décret litigieux
abrogeant celui convoquant le corps électoral. En réalité, comme il s’agit d’un acte
administratif, il revient au juge de la Cour suprême de connaitre sa légalité. Pourtant, ce n’est
pas le cas dans le contexte sénégalais. La Constitution confère au juge constitutionnel la
plénitude de juridiction en matière électorale. En effet, comme nous l’avons précisé ci-haut,

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« le conseil constitutionnel juge de la régularité des élections nationales et des consultations
référendaires et en proclame les résultats », conformément à l’article 92 de la Constitution. En
s’appuyant sur ces dispositions, le Conseil Constitutionnel exerce indubitablement sa
plénitude de juridiction sur tous les actes préparatoires des scrutins nationaux. Il l’affirme en
ces termes : « le Conseil constitutionnel, juge de la régularité des élections nationales, dispose
d'une plénitude de juridiction en matière électorale, sur le fondement de l’article 92 de la
Constitution ; que cette plénitude de juridiction lui confère compétence pour connaître de la
contestation des actes administratifs participant directement à la régularité d’une élection
nationale, lorsque ces actes sont propres à ce scrutin » (considérant 7). Sur cette base, la
plénitude de juridiction du Conseil constitutionnel en matière électorale fonde sa compétence
pour qu’il apprécie la légalité des actes pris par les autorités administratives à cet effet.
Autrement dit, l’appréciation de la légalité administrative des actes préparatoires aux scrutins
nationaux, notamment le décret n° 2024-106 précité, déroge au principe de la compétence du
juge administratif en matière de recours pour excès de pouvoir. De tels actes relèvent
exceptionnellement de la compétence du juge constitutionnel. Ainsi, en appréciant la légalité
du décret contesté, le juge constitutionnel sénégalais s’est mué en juge de l’excès de pouvoir,
ce qui suspend la plénitude de compétence du juge administratif en la matière. Par ailleurs, en
plus de s’ériger en juge de l’excès de pouvoir, le juge constitutionnel a également décidé, à
l’instar du juge administratif, de moduler les effets de la disparition du décret n° 2024-106
annulé.

II- Le pouvoir de modulation du juge quant aux effets de l’annulation du décret
n° 2024-106 du 03 février 2024

En saisissant le Conseil constitutionnel par la voie de requêtes aux fins de contestation de la
légalité du décret litigieux, les requérants sollicitaient l’anéantissement total de ce décret, au
motif qu’il est contraire à la Constitution. La solution attendue était donc d’amener le juge
constitutionnel à se prononcer sur la légalité de cet acte administratif, en l’annulant purement
et simplement en ce qu’il est infondé en droit. Ce qu’a fait le Conseil constitutionnel
sénégalais en se reconnaissant compétent, sur le fondement des dispositions de l’article 92 de
la Constitution et de la loi organique n°2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil
constitutionnel. Au fond, le Conseil a décidé de donner suite à la demande des requérants en
prononçant l’annulation de la décision contestée au motif qu’elle a été prise sur le fondement
d’une loi contraire à la constitution (considérant 23). Cette annulation du décret est
indiscutablement un office du juge administratif dans le cadre du recours pour excès de
pouvoir. A ce propos, rappelons la célèbre maxime de Jean Rivero qui, dans son article
caricatural, le Huron au palais-royal de 1962, affirme que « l’essentiel n’est-il pas cette
décision finale qui, d’un mot, annihile l’acte injuste, efface toutes ses conséquences comme le
soleil fond la glace sur nos grands lacs, et donne à la victime tout ce que le droit lui accorde,
tout ce que l’administration lui refusait ? ». En ce sens, le recours pour excès de pouvoir se
distingue du recours de plein contentieux où le juge dispose des pouvoirs plus larges puisqu’il
peut annuler l’acte mais aussi le modifier ou le substituer à un autre, voire même accorder des
dommages-intérêts en guise de réparation pour le requérant qui a subi un préjudice causé par
la décision de l’Administration. Concrètement, tel que l’a affirmé René Chapus, ce recours
« tend à obtenir du juge (…) qu’il annule une décision après en avoir reconnu l’illégalité ». Il
se caractérise donc par une question cruciale tournant autour de la légalité des actes pris par
l’administration, et de leur annulation par le juge. Cette annulation présente des effets
singuliers, notamment le ¨statu quo ante¨. En effet, pendant longtemps, il a été considéré que
l’annulation totale et ab initio de l’acte était la seule conséquence possible de son illégalité.

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Ainsi, l’acte administratif annulé par le juge est considéré comme n’ayant jamais existé. De ce
fait, l’annulation entraîne la disparition totale de l'acte de l'ordonnancement juridique. Il y a
donc lieu de reconsidérer la situation initiale, c’est-à-dire, les effets de droit ayant précédé
l’acte ainsi annulé. En suivant cette logique, il n’était pas moins attendu du juge
constitutionnel de tirer les conséquences de l’annulation du décret litigieux, c’est-à-dire le
¨statu quo ante¨. En d’autres termes, les effets de l’annulation du décret abrogeant le décret
convoquant le corps électoral devraient naturellement aller dans le sens de rétablir la situation
initiale caractérisée par la convocation du corps électoral pour l'élection présidentielle du 25
février 2024, c’est-à-dire le maintien de l’élection présidentielle à la date initialement retenue.
Tel que le prévoit le décret initial n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du
corps électoral. Néanmoins, le juge constitutionnel, à sa qualité de juge de la régularité des
élections, a décidé par la même occasion à moduler les effets de sa décision d’annulation du
décret contesté pour tenir compte du contexte politique et de la faisabilité de l’organisation
des élections à la date initiale. Il affirme à travers le considérant 20, « l’impossibilité
d’organiser l'élection présidentielle à la date initialement prévue [et] invite les autorités
compétentes à la tenir dans les meilleurs délais ». Cette posture du juge constitutionnel
réconforte l’idée émergente du pouvoir de modulation du juge constitutionnel, à l’image du
juge administratif. Ce pouvoir de modulation du juge remet en question la distinction
classique ci-haut rappelée entre le juge de l’excès de pouvoir du juge du plein contentieux. Sa
mise en œuvre se fonde généralement sur « l’efficacité contentieuse et la promotion de l’État
de droit d’un côté [et] l’affaiblissement de la crainte de se faire administrateur de l’autre »,
pour reprendre Guillaume Protière.
Au demeurant, si l’efficacité contentieuse et la promotion de l’État de droit sont moins
convaincantes pour justifier la mise en œuvre du pouvoir de modulation du juge, se pose donc
la question de savoir si le juge constitutionnel, en décidant de moduler les effets de
l’annulation du décret n° 2024-106, a voulu affaiblir sa crainte de se faire administrateur ? Le
cas échéant, qu’est-ce qui l’aurait empêcher d’aller au bout de cet affaiblissement, comme le
fait son homologue - le juge administratif ?

Mouhamadou MBODJ
Doctorant en Droit public à l’Université de Reims
Responsable du service juridique de la Ville de Champigny-sur-Marne
Vendredi 23 Février 2024
Dakaractu




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