Le prochain Steve Jobs sera-t-il chinois ?


Le prochain Steve Jobs sera-t-il chinois ?
Le jour même où le monde a perdu Steve Jobs, le 5 octobre, le ministre indien du développement des ressources humaines, Kapil Sibal, présentait triomphalement à New Delhi la dernière invention locale : Aakash, une tablette électronique à 30 euros. Après la Tata Nano, la voiture à 2 500 dollars (2000 euros), les Indiens ont lancé l'iPad du pauvre. Une belle façon d'honorer le génie du créateur d'Apple, même si Steve Jobs, le perfectionniste, aurait sans doute trouvé beaucoup à redire au design et aux logiciels de la trouvaille indienne.

Sortie des cerveaux de l'Indian Institute of Technology du Rajasthan et développée par la société britannique DataWind, la tablette Aakash doit être distribuée à un demi-millier d'étudiants pour commencer, puis, si l'expérience se révèle concluante, elle sera commercialisée pour connecter des dizaines de millions de ruraux, enfants et adultes, aux ressources du monde moderne. La technologie indienne poursuit ainsi, à sa manière, le rêve de Nicholas Negroponte, l'Américain qui a fondé le Media Lab au MIT (Massachusetts Institute of Technology), celui de fournir un ordinateur portable à chaque enfant.
Aakash atteindra-t-il, à l'échelle des pays émergents, le succès phénoménal de l'iPad ? Les experts occidentaux en doutent, à tort ou à raison. Mais l'essentiel, c'est que l'aventure continue. Partie des Etats-Unis, la révolution numérique s'est propagée dans le monde entier et, aujourd'hui, les puissances émergentes se veulent à leur tour foyers d'innovation. "Il n'y aura pas d'autre Steve Jobs", commentait tristement, après l'annonce de sa mort, Fred Anderson, qui fut à ses côtés le directeur financier d'Apple. Peut-être faut-il poser la question autrement : le prochain Steve Jobs sera-t-il américain ?

Plusieurs facteurs expliquent que, au pays de la Silicon Valley et de la Route 128, la technopole proche de Boston, cette question ne soit pas totalement farfelue. Un climat ambiant, d'abord, fait de coupes budgétaires et de menace de récession, sur lesquelles flotte un entêtant parfum de déclinisme. Les intellectuels se font peur, prédisant les uns l'essoufflement de l'innovation, les autres "la fin du futur".

Un manque d'idéalisme, peut-être aussi la disparition de l'insouciance : quel jeune Américain oserait aujourd'hui, comme l'avait fait Steve Jobs, abandonner au bout de six mois une place durement acquise dans une bonne université, pour aller bricoler dans le garage de ses parents ? Enfin et surtout, l'ascension de pays qui affichent leur volonté de produire à leur tour de la matière grise de qualité mondiale. La Chine, en particulier, ne se satisfait plus d'être l'atelier du monde, elle veut aussi en être le laboratoire. Et, à l'heure où la crise de la dette réduit les budgets des Etats occidentaux, les Chinois, eux, font revenir leurs savants formés dans les meilleurs centres scientifiques américains et investissent massivement dans la recherche. Bref, l'empire du Milieu, qui a déjà donné à l'humanité la boussole, la poudre et l'imprimerie, menace la suprématie intellectuelle et technologique occidentale.

Voilà pour le "narratif" cher aux esprits simples, qui aiment voir le monde en noir et blanc. La réalité est un tout petit peu plus nuancée.

Un petit exemple : trois prix Nobel scientifiques (physique, chimie et médecine) ont été attribués cette semaine à sept lauréats. Tous les sept sont occidentaux. La Chine en rêve, mais elle ne compte encore aucun prix Nobel, hormis ceux attribués à des Chinois émigrés en Occident.

La dernière livraison du tableau de bord que publie régulièrement l'OCDE sur l'industrie, la science et la technologie montre que les Etats-Unis conservent une très large avance dans le domaine de l'innovation et de la science, en termes d'investissement, de taille et de portée. En 2009, ils ont consacré près de 400 milliards de dollars à la recherche, soit 2,7 % de leur PIB, loin devant la Chine, certes arrivée en deuxième position (si l'on excepte l'Union européenne), mais avec 154 milliards et 1,7 % de son PIB. Si l'on s'en tient aux classements d'universités, aux travaux publiés dans les revues académiques et au nombre de brevets, les pays occidentaux gardent aussi une confortable avance. Cela ne doit pas les aveugler : une étude de Thomson Reuters prévoit qu'en 2011 la Chine dépassera les Etats-Unis et le Japon en le nombre de brevets déposés. Dans certains secteurs, comme la génétique et la recherche pharmaceutique, les Chinois sont très en pointe. Aucun horizon ne saurait les arrêter : ils s'aventurent dans l'espace et viennent d'installer une base d'exploration au pôle Sud.

Pour autant, la Chine n'a pas réussi à reproduire les recettes du prodigieux succès de la Silicon Valley - la coïncidence, sur le même site, de la matière grise, du capital et de l'industrie - ni la richesse que constitue, aux Etats-Unis, le tissu de foyers d'innovation plus petits, géographiquement diversifiés, de la Côte ouest à la Côte est. Surtout, l'innovation est aussi une culture, une philosophie. Elle ne donne sa pleine mesure que dans un climat de libre compétition, de libre circulation des idées, de libre confrontation de points de vue opposés. Ce n'est pas ce climat-là qui règne aujourd'hui en Chine, et c'est sans doute pour cela que le prochain Steve Jobs ne sera pas chinois.

Dans le pays qui fabrique le plus grand nombre de produits Apple, certains l'ont dit haut et fort, à la mort de Steve Jobs. "Quand aurons-nous notre propre Steve Jobs ?, demandait vendredi le quotidien progressiste de Canton, Nanfang Dushibao. Certes, la Chine n'a pas de tradition de créativité, mais cette tradition ne s'hérite pas, elle se crée. Si la Chine peut construire un environnement politique et culturel plus libre et plus ouvert, elle aura un jour son grand créateur." Un universitaire du Hunan, Jiang Zongfu, a regretté sur son blog que la Chine ait Mao Zedong mais pas de Steve Jobs. "Notre système éducatif n'aurait pas su apprécier Steve Jobs, écrit-il. Si Jobs était né en Chine, il aurait travaillé sur la chaîne de production à FoxConn, ou il serait devenu voyou des rues." Dans son célèbre discours à Stanford, en 2005, Steve Jobs avait lancé aux étudiants : "Stay hungry, stay foolish" ("Restez affamés, restez fous"). Affamés, les Chinois le sont. Il leur manque juste la folie.

(Source: www.lemonde.fr)
Samedi 8 Octobre 2011




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