Sénégal/ Entre déceptions et impatience : une analyse critique de la situation du pays (Professeur Moustapha Kassé)


Sénégal/ Entre déceptions et impatience : une analyse critique de la situation du pays (Professeur Moustapha Kassé)
Depuis plus d’un an la scène politique sénégalaise n’arrive pas à sortir de la campagne présidentielle à cause de plusieurs éléments à la fois polluants et obstruant l’horizon : un parti au pouvoir qui se déchire au lieu de préparer son leadership sur l’échiquier politique, une opposition d’invectives à la fois nostalgique et empêtrée dans des procès de prédation financière de ses dirigeants, des alliés de la majorité présidentielle engagés dans d’âpres disputes de positionnement ou d’accaparement de sinécures et enfin un gouvernement quicommunique si mal sur son agenda et ses réalisations comme s’il pouvait faire durablement des choses que sonopinion publique ne comprend pas simplement parce qu’on ne lui explique pas. Cet ensemblede problèmes se déroule sur fond d’urgences sociales relatives auxconditions de vie et de travail, à la triptyque infernale chômage(particulièrement des jeunes), précarité et pauvreté et aux défis de taille pour les résoudre concernant premièrement, les politiques sectorielles(industrie, agriculture, services, TIC et l’économie numérique), deuxièmement, le cadrage macroéconomique et macro financierpertinent pour réaliser le Yonou Yokoute, troisièmement, les aspects de financement etquatrièmement, l’implication du secteur privé et la mobilisation des autresacteurs du champ social.
Cesproblèmes sont peudiscutés du fait de l’absence de débats éclairants, conséquence d’une part, de la faillite totale des organisationsde gauche dont la vocation est de porter des grandes idées de progrès et d’autre part, de la léthargie de l’intelligentsia. Cette défaillance a fortement contribué à l’affaiblissement de notre presse au quotidien quiconsacre très peu d’espace aux analyses scientifiquesencore moins aux réflexionsprospectives. Ce faisant, elle se condamne à servir de supports aux passes d’arme entre politiciens et autresbonimenteurs et à brasser lesfaits divers et autres commérages qui rythment la vie sociale etadministrative du pays. Senghor avait vu juste quand il raillait «Radio cancan et ses cancaneries».
C’est dans ce contexte que survient l’«Appel à la reconstruction de la grandefamille libérale» lancé par le Président A.Wade, appel qui, malheureusement, marqueun second ratage d’une sortiehonorable. Ce document, publié par la presse est économiquement, politiquement et socialement à la fois partiel, partial et truffé de contrevérités et cela nonobstant les outrances haineuses etles appels à la déstabilisation. On y vanteorgueilleusement des réalisations sans aucun bénéfice d’inventaire.

I/ LES DECEPTIONS DES 3 DECENNIES PERDUES DUDEVELOPPEMENT : 1980-2012.

Aumoment de l’indépendance, il a été mis en place (après bien de péripétiespolitiques diverses) un Etat développeur fort qui devait conduire despolitiques sectorielles adéquates, capables d’impulser la croissance et ledéveloppement et de répondre aux demandes d’emploi, de protection sociale, desanté, d’éducation, de logement, avec une implication des acteurs. Au niveau del’agriculture, les dynamiques régionales de croissance étaient impulsées pardiverses sociétés qui valorisent les potentialités locales comme la SAED, laSOMIVAC, la SODEVA, la SODEFITEX, la SODAGRI, la SONACOS et l’ONCAD. Le monderural était encadré et regroupé en coopératives appuyées par des programmes demodernisation (facteurs modernes de production, semences sélectionnées,machinés agricoles etc.) et un crédit agricole spécifique (CNCAS). Le systèmeindustriel reposait sur quatre piliers : les industries agroalimentaires(NSOA, SOCOSAC, SOBOA, SOCAS, CSS, SENELAIT, BATA, SIV, SEIB, SOTIBA SYMPAFRIC,SOTEXKA etc.) les industries de valorisation des matières premières (phosphate(ICS), ciment (SOCOCIM), raffinerie de pétrole (SAR), IRANSENCO, minerais defer (MIFERSO) etc., les industries de la façade maritime (PAD, Dakar Marinepour les réparations navales, pêche maritime et artisanale et des réceptacles touristiques danstoutes les zones à vocation touristique) et les industries du Bâtiment. Undébut d’industrialisation automobile (voiturette Gaindé) et des usines demontage étaient mises en place. Les services étaient particulièrementdéveloppés dans les domaines surtout des transports (réseau routier,ferroviaire et aéroportuaire) l’assurance et la réassurance, des communicationset télécommunications (SONATEL). Des entreprises de promotion des exportations furentaussi lancées (la ZFID, FIDAK,ASEPEX, Trade Point). Dans le secteur social, dessociétés étaient mises en place comme la SICAP, l’OHLM, la Caisses de Sécuritésociale, la Caisse de Sécurité alimentaire, la Caisse de Stabilisation et dePéréquation des Prix etc.L’électricité et l’eau étaient confiées à la SENELEC et la SONEES. Tout cetédifice était accompagné par un système bancaire et financier diversifié :la BNDS, l’USB, la BCS, des banques d’investissement comme Banque sénégaloKoweitienne, la SOFISEDIT et le début de la microfinance. La SONEPI fut créepour réaliser des études de marchéet des prises de participation au niveau des PME/PMI.
Laplanification fut adoptée avec l’objectif de maîtriser de manière cumulative etirréversible le processus d’accumulation productive et le développement soutenude l’économie nationale. De telles politiques économiques et sociales avaient conduit les pays asiatiquesà l’émergence. Elles ont été systématiquement liquidées, par l’aveuglement etl’entêtement des recettes néolibérales sous prétexte de construction d’uncapitalisme local.

1°) Les politiques néolibérales des années 80 ont bloqué l’économie productive.

La crise mondiale desannées 80 (fin de la convertibilité du dollar le 15 août 1971 et le premierchoc pétrolier) va déséquilibrer et accentuer les difficultés internes etexternes du Sénégal : explosion des importations (produits alimentaires eténergétiques), amplification des déficits de la balance des paiements,massification de l’endettement, dégradation de la compétitivité, distorsionsentre structures de production et structures de consommation. Face à la montée de cesdéséquilibres le Sénégal est transformé en champ d’expérimentation despolitiques d’ajustement structurel: Programme de stabilisation à court terme(1979-1980) ; Plan à moyen terme de Redressement Economique etFinancier (P.R.E.F.) 1980-1985 ;Programme d’Ajustement structurel à Moyen et Long Terme(P.A.M.L.T.) 1985-1992 ; Plan d’Urgence mort-né de 1993 ; PlanPost dévaluation 1994-1999).
Cesprogrammes fondés sur la trilogie libéralisation, privatisation et dérégulationvisant à construire un capitalisme local sans Etat providence, ont arrêté tousles moteurs du système productif par démantèlement des politiques sectorielles etdes entreprises appelées à lesréaliser (plus d’une centaine). En détruisant toutes ces usines, commentva-t-on faire pour résorber le chômage et la pauvreté ?
Aubout du compte, les mécanos du néolibéralisme ont complètement éteint le débutd’industrialisation, au moment même où l’extension du système éducatif et ladémographie galopante augmentaient, à rythme effréné, les demandes d’emploi.L’agriculture est retournée à l’économie de rente avec l’abandon des options dediversification et de réalisation de l’autosuffisance alimentaire :« importer le riz, c’est moins couteux que de le produirelocalement » proclamait, de docte manière, la banque mondiale. L’agriculturen’est pas seulement bloquée, elle est également déstabilisée par le système desprix imposé par l’ouverture sans protection.
Manifestement, si ces politiques se sontavérées aussi peu efficaces, c’est parce qu’elles ont confondu les moyens avecles fins : la libéralisation, la recherche des grands équilibres, lesprivatisations sont prises comme des fins plutôt que comme des moyens d’unecroissance durable, équitable et démocratique. Les moyens d’intervention de l’Etatsont réduits avec la faiblesse des ressources fiscales. Elles n’ont pas sureconnaître que le renforcement des institutions financières est aussiimportant pour la stabilité économique que la maîtrise des déficits budgétaireset de la masse monétaire. Elles se sont concentrées sur les privatisations,mais n’ont guère attaché d’importance à l’infrastructure institutionnellenécessaire au bon fonctionnement des marchés, et particulièrement de la concurrence.
Lequart de siècle d’ajustement structurel a produit des désastres sociaux qui ontconduit les citoyens à sanctionner, en 2000, le gouvernement socialiste. Dureste, l’alternance a coïncidé avec le mea-culpa et le nouveau crédo dudéveloppement de la Banque mondiale : le Document Stratégique de Réductionde la Pauvreté rebaptisé Documentde Politique Economique duSénégal.

2°) L’alternance politique de 2000 s’est soldée par 12 années de clientélisme, de clanisme et de malversations diversespour s’achever sur unsystème patrimonial régressif.

L’avènementde Maître Wade avait suscité d’énormes espoirs : l‘enthousiasme et la mobilisation populaire donnaient aux pouvoirs publics la capacité de construire un véritable new deal. Aucours du premier mandat des efforts ont été réalisés dans plusieurs secteurs avec la mise en place de l’Agence chargée dela Promotion de l’Investissement et des grands Travaux (APIX) qui procède à unemobilisation de ressources substantielles mais largement insuffisantescomparativement à des pays comme le Ghana. Le cadre macroéconomique a étéamélioré mais certains déficits persistent : au niveau des financespubliques, de la balance commerciale et de l’endettement interne comme externe.Des investissements ont été réalisés dans les infrastructures mais elles sontrestées mal réparties et coûteuses (Corniche et les voies de dégagement,autoroute à péage longue de 34 km et aéroport de Diass) si bien le déficit infrastructurel estimé à 20% duPIB (Banque mondiale) n’est point résorbé. Des efforts ont été consacrés à laformation des ressources humaines mais sans réforme consistante du systèmeéducatif et formation avec beaucoup d’effets d’éviction sur les ressourcesaffectées. Les accès aux services publics sont restés largementinsatisfaisants. Au demeurant, la mauvaise allocation des ressources en faveurdes secteurs productifs porteurs d’emplois et de génération de revenus n’apoint animé, la croissance.
Toutcela éloigne le pays de l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour leDéveloppement. Le coût des facteurs, notamment l’électricité, plombentcomplètement la vie des entreprises et des particuliers. Aucune politiquesérieuse de promotion du secteur privéet des PME/PMI n’est élaborée alors même que le Président se proclame comme unlibéral.
Dansce contexte, les rangs des déçus du wadisme se sont élargis à la quasi-totalité du gotha politique. Lemécontentement se généralise, le malaise social gangrène toutes les couchessociales, le peuple sénégalais est, de nouveau, monté à l’assaut du pouvoiravec la jeunesse aux avants postes. La seconde alternance se dessine àl’horizon de la présidentielle du 26 février 2012 pour celui qui clamait que son « départ créerait auSénégal un chaos pire que celui de la Côte d’Ivoire ». Une nouvelle aspiration au changement,à la rupture est désormais inscrite dans l’agenda populaire.
Auterme de 12 années d’exercice d’un pouvoir sans partage, le Président A.Wade, s’estattelé, à partir de 2007, àimplanter progressivement un système patrimonial qui se caractérise par ungonflement du budget de la présidence, un gigantisme ministériel à partir d’unefragmentation des champs de compétence, un accroissement des agences, une boulimiefoncière etc. Il s’installe, alors, une véritable entreprise de déconstructiondes institutions. Deux phénomènes apparaissent et finiront par perdre le régime.
En premier lieu, durant cette période, un profond malaise social s’est emparé de toutes les couches populaires aupremier rang desquelles la jeunesse. La triptyque chômage, précarité et pauvreté s’est approfondie. Près de deux ménages sur trois (64%) ne sont ni chômeurs ni précaires, mais pauvres (des adultes sansrevenu). La situation de cette catégorie s’est aggravée au cours des cinq dernières années du régime. Le coût de la vie a atteint des niveaux inacceptables etles inégalités sociales se sont creusées : moins de 10% de la population contrôlent plus de 80% de la richessenationale.
En second lieu, progressivement, un modèle d’Etat bonapartiste s’installe sous prétexte de construire un système économique émergent. On a vanté, dans les arcanes du Palais présidentiel, l’efficacité de la «dictature éclairée» de type Ben Ali. Il s’est alors instauré une politique patrimoniale avec unpouvoir patriarcal fortement centralisé, exercé par un chef charismatique qui gouverne par le canal de sa famille, deses fidèles, de sesserviteurs et d’une clientèle captive. La gestion est assimilée à celle d’un «père de famille» qui amalgame les affaires personnelles et lesaffaires publiques, administratives et judiciaires. Le Trésor public se confond quasiment avec la caisse duchef tandis que les stations de pouvoir se transforment en instruments d’accumulation qui permettent à ceux qui les exercent d’extraire et de redistribuer les ressources et le patrimoine national.
Dansun tel système, l’argent des malversations financières, de la corruption et dublanchissement, va contribuer à donner l’apparence d’une augmentation de la masse monétaire, en fait, il s’est agi de faire disparaître l’argent sale dans des circuits non officiels etdes méandres decircuits incontrôlables.
Cesystème est fortement décrié. En mars 2012, l’opposition politique a réussi unconsensus national sans, pour autant conclure, un programme de gouvernementallant bien au-delà des recettes concoctées à la« Concertation Nationale ». Toutes les éminentes personnalités quiont formé le Benno Book Yakaar, ont allègrement traversé la cinquantenaire denotre indépendance. Elles devraient observer une posture autocritique pour quele pays ne retombe pas dans le mal développement : elles en ontl’expérience et la compétence. Mais il n’en fut rien. Arrêtons les platitudesdu genre alternancegénérationnelle : le problème est ailleurs, il est de savoir si ces personnalités aurontla volonté politique, au moment où le peuple s’impatiente, de s’atteler sansfioriture à se mettre ensemble, derrière le Président de la République, pour larésolution des urgences sociales ?

II/ LA DEUXIEME ALTERNANCE, EN EVEILLANT UNNOUVEL ESPOIR, NE RESOUDRA PAS LE DESASTRE ET LA RUPTURE SOCIALE EN UN TOUR DE MAIN.

AuSénégal, comme partout ailleurs en Afrique, les politiques se proposent debâtir l’émergence dont on ne fixe ni la signification, ni le contenu, ni lesmoyens, ni le temps de réalisation. Observons que l’émergence économique ne se mesure ni par le niveaud’un taux de croissance, ni par celui du PIB per capita. Il est à la fois unprojet politique, économique et social qui implique la soutenabilité et ladurabilité des options économiques et financières mises en œuvre par un Etatqui s’assigne comme objectif de construire une économie nationale autocentréeen s’appuyant sur les ressources naturelles, humaines et technologiques et celapour répondre aux besoins fondamentaux de ses populations.
L’amorce de l’émergence commence par uneappréciation des crises, des ruptures et des faiblesses structurelles de notreéconomie nationale lesquelles freinent la croissance et le développement. Pourcela, il faut remonter à la racine, c’est-à-dire à l’organisationsocio-économique qui repose sur des facteurs caractéristiques comme la fortesensibilité de la croissance aux variations de la production et del’exportation des produits de rente principalement d’origine agricole etminière; le système prédateur de prélèvement et d’utilisation insuffisammentproductive des ressources tirées de la rente et des apports externes (aide et endettement) ;la répartition inégale du revenu national au profit d’une minorité sociale caractériséepar une hyperconsommation de biens de luxe importés; la vulnérabilité chroniquede l’économie à l’égard de variables exogènes comme le climat, les cours mondiauxdes matières premières, les taux d’intérêt, l’aide publique au développement ;les multiples comportements antiéconomiques de beaucoup d’acteurs.
Poursurmonter ces handicaps, il faut un Etat fort et actif capable d’impulser etd’organiser la société, de créer les externalités positives au niveau desinfrastructures de base (routes, énergie, école, assainissement), de guider etcoordonner les politiques sectorielles (industrielles, agricoles et desservices technologiques et financiers pour accroitre l’offre de production),des institutions d’encadrement et de gestion du développement, de promouvoir,appuyer et associer le secteurprivé, de défendre un patriotisme économique clairvoyant et enfin de mettre en œuvre une politiquesociale fondée sur la justice sociale et l’égalité des chances. Les chantierssont phénoménaux pour faire reculer les souffrances, la pauvreté, la précaritéet créer des emplois massifs pour absorber les produits massifs du systèmeéducatif et de formation.

1°) Le premier chantier est de faire de larelance des politiques sectorielles, un enjeu national prioritaire.

L’accroissementde l’offre de production de biens et services est une priorité qui appelle lamise en place de politiquessectorielles audacieuses et concertées de valorisation des importants atoutsdont dispose le pays. C’est dans ce cadre qu’il faut développer une nouvellepolitique industrielle audacieuse fortement articulée en amont et en aval àl’agriculture et qui valorise les ressources du sol et sous-sol afind’exploiter toutes les chaines de valeur et de rendre la croissance durable. Lapolitique agricole doit définir et appliquer une nouvelle stratégie permettantl’instauration d’une agriculture performante et intensive et le développementde la société rurale avec un paysan de type nouveau qui possède et contrôle sonespace, s’organise sur une base autonome, cherche à peser sur l’échiquierpolitique et dispose de techniques culturales, de matériels biologiques, defacteurs modernes de production. Ces conditions permettront l’avènement d’unevéritable révolution agricole rendant possible une amélioration desproductivités par actif rural et par surface cultivée. Si on avait réussi unepolitique vivrière cohérente et de lutte contre la consommation extravertie parmodification des habitudes de consommation et de reconquête des marchésurbains, cela nous aurait permis, ces deux décennies passées, d’économiser plusde 1500 milliards de francs CFA qui représentent le coût des importations deriz, de blé et de lait. Ces ressources auraient renforcé la base de laproduction agricole, créé des milliers d’emplois et couvert une large part dudéficit de la balance des paiements. Enfin, il faut exploiter les énormespossibilités de développement de l’économie des services, des technologies del’information et des télécommunications et de la recherche/développement.
Autotal, en raison de la faiblesse structurelle des liaisons intersectoriellescaractérisant l’économie nationale, les politiques d’offre doivent avoir uncentre d’impulsion et de régulation qui ne peut être que l’Etat en partenariatorganique avec le secteur privé (Partenariat Public Privé repensé). Nousdevons tous éviter de faire du Chef de l’Etat un homme–orchestre qui sachetout, fasse tout, décide de tout mais un Chef d’orchestre qui choisit lapartition et les exécutants dansun mouvement d’ensemble.

2°) Le deuxièmechantier, la création impérative de fortes institutions servant d’outils degestion et d’encadrement du développement.

Tout n’estpas d’avoir de bonne stratégie, il faut aussi disposer, d’instruments fiablesde mise en œuvre des politiques économiques et sociales. Cela relève du domainedes institutions qui sont une combinaison de contraintes mises en place parl’Etat pour structurer toutes les relations entre les acteurs impliqués dans ledéveloppement. Elles sont faites de contraintes formelles (règles, lois,constitution) et de contraintes informelles (normes de comportement,conventions, codes de conduite etc.). Autrement dit cette combinaison définitles instruments qui modèlent les performances économiques. Elle définit aussiles structures incitatives de l’économie et celles de la société notamment lescomportements et attitudes des citoyensà l’égard de l’Etat et du service public, du travail productif, du progrèsmatériel et de l’épargne, du temps et de la corruption. Ces attitudes etcomportements permettent de réduire les coûts de transactions, d’économiser del’information et de rationaliser les problèmes de coordination.

3°) Le troisièmechantier est la résolution des chainons manquants des politiqueséconomiques : le patriotisme économique, la préférence nationale etl’éradication du modèle de consommation extraverti avec ses effets depropagation.

Lepatriotisme économique est le comportement spécifique du consommateur, desentreprises et des pouvoirs publics consistant à favoriser le bien ou leservice produit au sein de la nation. Ce concept vise à élargir les préférencesnationales à la défense des intérêts économiques nationaux. Tous les paysdéveloppés (Etats-Unis, France compris) le pratiquent avec l’objectif majeur deprotéger leur système productif et leurs entreprises nationales (D.Devilpin,Obama, la crise des panneaux solaires chinois).
Aujourd’hui,plusieurs activités principalement dans l’agro-industrie (le riz, l’huile, lesoignons, la tomate, le sucre, le textile etc.) sont mises en péril par le lobbydes importateurs véreux qui ruinent le système productif national avec lacomplicité du système bancaire commercial. Il est temps de freiner ces activités dece secteur des importateurs qui n’investissent ni dans l’industrie, ni dansl’agriculture, ni dans les services et qui détournent une bonne partie desressources financières nationales à des fins spéculatives. Ce sont devéritables sangsues qui sont en passe de transformer le pays en un énorme bazar,un dépotoir de toutes les pacotilles et friperie du monde.

4°) Quatrième chantier est faire de l’entreprisele levier de la croissance et du développement.

Lesentreprises doivent conquérir d’abord le marché intérieur et chercher àintégrer, ensuite et sans aucune frilosité, l’économie mondiale. Elles doiventêtre portées par une stratégie commerciale qui implique une stratégie deproduction axée sur l’innovation permanente, la technologie et la souplessed’adaptation. Alors, il convient de lever les principales contraintes àl’expansion du tissu entrepreneurial fait de PME/PMI. Celles-ci sont au nombre de trois : les contraintes sociologiques, juridiques etréglementaires (caractère familial, lourdeur des formalités administrativesetc.), les contraintes économiques et financières (faible apport, faible tauxde bancarisation, trop forte concentration des prêts sur un nombre limité desecteurs, faibles crédits long terme, capacités limitées du système financierdécentralisé). Il serait totalement absurde de douter, un seul instant, du rôleprépondérant de l’Etat dans cesdomaines ; il doit aider au renforcement des systèmes financiers de proximité afinque chaque catégorie d’entrepreneur privé puisse s’adresser à une institutionfinancière adaptée à ses besoins.
Préparer l’avenir, c’est favoriser l’essor des PME/PMI, de leurnaissance, à leur croissance et éventuellement à leur mort. Il faut mettre encohérence les politiques macroéconomiques du gouvernement avec cellesmicroéconomiques des milliers d’entreprises.

5°) Le cinquième chantier est relatif àl’établissement d’une politique sociale et de répartition du revenu pouratténuer la rupture sociale.

L’enjeufondamental est celui du choix d’une nouvelle politique sociale et deredistribution des revenus qui maximise les potentialités endogènes dudéveloppement. L’ampleur du phénomène commande d’en avoir une vision d’ensembletrès claire en vue de l’élaboration d’une stratégie cohérente et globale qui vabien au-delà de la mise en place de réseaux de lutte et de solidarité quiaccompagnent la pauvreté sans vraiment la réduire. Pour relever ce défi, ilfaut repenser complètement les finalités du développement en alliant davantage l’efficacitééconomique et la justice sociale (l’équité) et en renforçant la sécuritésociale au moment où les filets traditionnels de protection se délitent.

6°) Définir une stratégie des relations avec les partenaires pour la promotiondes politiques sectorielles.

Plusieurspays africains élaborent une telle stratégie pour exploiter judicieusementtoutes les offres de partenariat : Namibie, Maurice, Botswana, Cap-Vert etMaroc etc. Ces pays établissent des partenariats de production, de jointventure ou de délocalisation qu’ils inscrivent dans leur plan de développement.Le Maroc offre une illustration, ainsi, pour réduire le déficit commercial etcontrebalancer ses importations vis-à-vis de la Chine, les autorités ont fixé,avec des opérateurs économiques chinois, un ensemble de programmes qui augmententles capacités de production et développent les infrastructures. C’est ce queles chinois eux-mêmes font avec les multinationales. Il est également possiblede nouer un partenariat gagnant-gagnant par la mise en place de ZonesEconomiques Spéciales. Aujourd’hui, les conditions sont réunies pour le Sénégal de tirer profit de partenariats plus fructueux, plus variés, davantagetournés vers ses propres options de développement économique et social.
7°) S’atteler à modifier les comportements et attitudes dessénégalais face au développement.
Notrepolitique économique est freinée ou ralentie par des structures sociales,politiques et surtout mentales. Ces dernières forment « l’outillagemental » qui comprendles croyances, les idéologies etles représentations qui ont cours dans la société. Elles commandent ou orientent l’activité économique. Troisattitudes apparaissent importantes dans le développement : attitude àl’égard du progrès matériel (le progrès comme vecteur du changement social),attitude à l’égard du temps (le temps un bien rare qu’il faut aménager et qui aun prix) et l’attitude à l’égard del’accumulation (l’argent comme source de consommation immédiate, moyen deprestige ou instrument de progrès économique par le biais de l’épargne et l’investissement).Ces trois attitudes façonnent les comportements ruineux pour l’environnement économiqueet social. Elles se matérialisent dans les nombreuses fêtes, les cérémoniesfamiliales dispendieuses, l’absentéisme qui sont des gaspillages pardilapidation des surplus des familles. Il faut dégager les valeurs favorablesau développement pour chacune de ces attitudes et les proposer dans des programmesde changement des mentalités.

EN CONCLUSION

Toutecette analyse montre que nous avons des défis monstrueux en termes decroissance, de création d’emplois, de réduction de la pauvreté. Faire duSénégal un pays émergent cela ne tombe pas du ciel : il faut travailleravec rigueur et nous inscrire dans le moyen et long terme. Quelles que soientles orientations et les moyens que met en place une société démocratique pourmaîtriser son développement, elle ne peut les faire accepter que si lesobjectifs sont ressentis comme prioritaires par la majorité des populations,mieux si on arrive à transformer en programmes leurs espérances. Cettedynamique est porteuse de progrès économique et social, d’innovation et decréativité. Elle doit être appuyée par une mobilisation des populations et desacteurs économiques au service de l’intérêt national. L’asymétrie d’informationet le déficit de communication peuvent être source d’inefficience ou deparalysie, voire de déstabilisation. Nous sommes dans la bonne voie, il suffitde persévérer avec plus d’audace politique et de vision stratégique.


Professeur Moustapha Kasse ancien Doyen de La FASEG UCAD
Jeudi 22 Août 2013




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