La CREI, Karim et la question du crédit.


La CREI, Karim et la question du crédit.
C’est d’abord un sentiment de sidération qui a saisi le peuple sénégalais à l’annonce de l’arrestation puis le placement sous mandat de dépôt de Mr Karim WADE et de certains de ses proches collaborateurs pour les délits présumés d’enrichissement illicite et de complicité d’enrichissement illicite.
Il ne fallut pas longtemps, cependant, avant que, l’état de choc passé, ce sentiment d’abord unanimement ressenti par la population ne fût remplacé par les états d’âme passagers et partagés d’exultation plus ou moins légitimée, de colère et maintenant d’une sourde inquiétude.
Ce fut d’abord un choc parce que c’est une des très rares fois, surtout dans un continent rongé par la corruption, l’impunité ou l’arbitraire, contrairement aux actions contre les fils dirigeants gabonais, ce n’était pas à la demande illusoire ou symbolique d’un organisme privé du type Transparency International, Attac, ou Anticor que les poursuites étaient engagées mais par bien les pouvoirs publics nationaux constitués avec, à la clé, une demande de coopération internationale.
Notre pays fait l’exception une fois de plus parce que jusqu'à une date très récente, l’image que nos frères et sœurs, compatriotes ou Africains, avaient de la justice était celle du bras armé du Pouvoir Exécutif, voire un prolongement direct du Sceptre du Monarque dirigeant. Cette justice, plutôt qu’un pouvoir indépendant et constitutif de l’Etat, (avec l’Exécutif et le Législatif), était perçue par le Peuple comme le messager et le vassal de celui qui s’était désormais et pour longtemps substitué à sa souveraineté : le chef de l’Etat. Ce glissement ne laissant la place à nul contre-pouvoir, puisque constitué d’une Presse et d’une Société Civile muettes, ou porte voix de Sa Majesté; Et là où elles ne l’étaient pas, -muettes ou inféodées- leurs intermittentes revendications et condamnations apparaissaient souvent comme de négligeables jérémiades et soubresauts sans incidences sur un mouvement qui, en réalité se jouait ailleurs. Loin des cours et tribunaux, et loin du regard inquisiteur du Public.

Même chez nous, l'histoire politique récente des décisions judiciaires, couronnée par la validation de la candidature pourtant violemment décriée et unanimement déclarée illégitime de l’ex- Président Wade à sa propre réélection, avait fini d’apporter la preuve que les fonctionnaires de Justice n’étaient là, eux-aussi, que pour jouer en majorité le rôle d’eux attendu, et avait fini d’entériner cette méfiance de la Population vis à vis de notre Justice.

C'est en ce sens que les derniers bouleversements du monde judiciaire, ces mises en examen et ces arrestations sont significatifs: l'image du Juge inféodé aux puissants est en train de se modifier, et c’est une véritable "révolution culturelle" qui est en train de s'opérer. Des privilèges - implicites ou explicites – sont en train de tomber, et des privilégiés sont arrêtés ou condamnés pour corruption, pour détournement, abus de biens sociaux et autres chefs d’accusation qui jusque- là n’avaient de réalité que dans nos manuels de Droit.
Le seuil de sensibilité collective s’est abaissé, en même que s’opère une adhésion des mentalités à une nouvelle conception de la gestion publique, de la gouvernance et de la représentation nationale. Il se construit, timidement mais surement, dans l’esprit public, la conviction que l’immunité du politique a vécu et que s’annonce enfin la fin de l’asservissement de l’espace public à l’espace privé, par la mise en contentieux des pratiques publiques se résolvant désormais dans la mise en accusation juridique et non plus seulement politique des responsables.
Toutefois, cette évolution ne doit pas être qu'une évolution conjoncturelle ; elle doit s'inscrire dans la durée, dans les institutions et faire son lit dans une réflexion républicaine sur la Justice. Et c’est précisément pour cette raison que plus que jamais les tribunaux sénégalais, la CREI en première ligne, sont à un moment crucial de notre histoire. C’est tout le fondement du crédit que nous leur accordons.
Parce que le risque est grand de décevoir. Nous jouons gros parce que la tentation est grande.
La tentation est grande, pour pourvoir aux besoins protéiformes dont la presse se fait ici et là l’écho et pour satisfaire, on ne sait quelle curieuse pulsion, de parer au plus pressé et de manquer ainsi à votre mission première rendre la justice objectivement, sans faveur, ni crainte et ni parti pris, indépendamment de l’identité des parties, de leur influence et de leur puissance.
Le risque est grand que pressé d’en faire baver aux mis en cause et pour fournir des victimes expiatoires à la vindicte populaire, on ne se hasarde à bâcler des dossiers, à prendre des libertés avec les droits et les libertés, enfin à bousculer le même Droit au nom et sous la bannière duquel ces procédures sont engagées et doivent être poursuivies jusqu’à leur terme. Le pire service que cette Cour pourrait nous rendre maintenant est de laisser prospérer l’idée que les procédures enclenchées sont le fait d’un acharnement et d’un règlement de comptes ; une justice des vainqueurs. Car, qui peut le nier, il y a chez une majorité de nos concitoyens une certaine volupté à imaginer celui qui, il n’y a pas si longtemps, goulûment, fendait l’air, porté par les grandes ailes des jets privés, aujourd’hui, encagé dans le périmètre confiné des 8m² d’une cellule de la célèbre maison d’arrêts de Rebeuss.
Nous accordons à la CREI et à nos magistrats, le crédit de la probité, de l’indépendance, et leur attachement immarcescible à la Justice et à l’équité. Nous comptons que ceux qui, pour des motifs qui leur sont personnels, craignent de se trouver influencés dans leur décision au regard d'une des parties, ont le devoir, en dehors même de toute initiative prise par l’une ou l’autre partie, prendre l'initiative de se déporter.
Il ne manquerait plus que notre justice ne devienne ce que Stephen Hecque dénonçait sous la formule redoutable d’« une forme endimanchée de la vengeance ». Parce que quand la loi s'empare de la vengeance, les condamnations deviennent des châtiments et leur exécution relève du lynchage.
Le métier de nos magistrats, n’est pas de faire plaisir non plus de faire du tort mais de plonger le couteau dans la plaie. Procédurale, rétributive, restauratrice, réhabilitatrice, réparatrice, quelle que soit la forme que puisse prendre la justice, la mission de la cour reste de dire le droit. «Ubi societas ibi jus», là où il y a une société, il y a du droit.
En ces temps où le flux, l'immédiateté et l'instantanéité se conjuguent pour dévaloriser le chemin parcouru et ses enjeux civiques, vous aurez compris pourquoi nous préférons leur recommander de prendre le temps. Ils sont aujourd’hui les relais d’une histoire de démocratie moderne qui a commencé bien longtemps avant eux; en 1789 déjà, lorsque dès le 15 avril, c'est-à-dire 224 ans presque jour pour jour, notre pays expédie aux Etats Généraux de Versailles un «cahier de doléances et de remontrances»; où plus tard, en 1802 lorsque cette fière nation est représentée aux Cinq Cents ou quand à l’aube de la 3ème République, les habitants des 4 communes- seuls «Citoyens Français» dans une Afrique peuplée de «Sujets» envoient des Elus à la Chambre des Députés.
L’application que l’on réservera à notre Constitution, l’application de nos juges à se montrer dignes de cette tradition, méticuleusement et sans concessions reflétera très exactement l’orientation de ce régime et de notre démocratie.
Le changement qui s’est opéré dans les représentations collectives a non seulement déplacé le curseur de la sensibilité à l’irresponsabilité politique mais il traduit surtout l’émergence d’une nouvelle conception des rapports du citoyen et des hommes publics (de tous les bords) en faisant de ces derniers les débiteurs d’une inédite obligation de moralité envers ceux- là.
Il s’agit de l’apparition d’un nouveau paradigme social, car les changements affectent au premier chef la dimension symbolique du Pouvoir.
La CREI devra choisir entre être la cheville ouvrière de ce changement ou être une entorse au mouvement.
Dans les deux cas, le peuple sénégalais le lui rendra.

Tiallido
Mardi 23 Avril 2013




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