L'espace et le temps au prisme de la raison et de la foi

Dans le prolongement du débat organisé dans le cadre de l'université du ramadan 2012, le Professeur Lat Soucabé MBOW de l'UCAD verse à travers les lignes qui suivent sa contribution à la réflexion stimulante ouverte par le Professeur Souleymane Bachir Diagne.


L’espace et le temps au prisme de la raison et la foi

Dichotomisés ou unis comme dans la théorie de la relativité, l’espace et le temps sont les deux dimensions qui servent à structurer le monde et l’univers dans lequel sont inscrits l’activité humaine et le règne divin. Selon la perspective envisagée, on peut les considérer soit comme des données relevant de la transcendance soit comme des construits sociaux. Les saintes écritures sont fertiles en références à la temporalité et à la spatialité. De la même manière, les notions de temps et l’espace traversent toutes les sciences qui ne sont rien d’autre que des tentatives d’interprétation rationnelle des phénomènes qui se présentent à la conscience humaine.

Les textes sacrés donnent, sous forme de parabole, l’origine du temps. Dans la scénographie de l’évolution de l’Humanité qu’ils retracent depuis la chute d’Adam, le temps remplit aussi la fonction de toile de fond où s’inscrivent les différents épisodes de ce grand récit mytho-historique. Il y est borné par un commencement et une fin. D’après le livre de la Genèse, le top chrono a été donné, depuis les temps immémoriaux, par un décret divin tenant en deux mots « lux feat » (« que la lumière soit »). La cosmologie désigne ce moment de la création simultanée du temps et de l’espace également par la métaphore du big bang survenu il y a environ quatorze milliards d’années. Le Coran évoque l’expulsion à partir de rien de la matière, des hautes énergies et de la lumière à l’énoncé d’une seule parole (Sois) mentionnée dans la sourate des Prophètes (sourate 21, verset 30). La fin des temps sera, d’après l’eschatologie chrétienne et musulmane, annoncée par le retour ou l’avènement du messie (mahdi). Dans l’espace intervallaire à l’intérieur du cycle créationniste, les millénaires succèdent aux millénaires, les siècles aux siècles, les saisons aux saisons et les heures aux heures.

L’homme étant, selon Protagoras, la mesure de toute chose a ainsi aménagé le temps en le fragmentant en unités d’une taille plus adaptée aux durées de ses principales occupations : les heures, les jours, les semaines, les mois, les siècles, etc. Hors de l’espace terrestre et des régions adjacentes, cette mesure du temps montre sa double inadéquation aux recherches sur l’archéologie de la formation de l’univers et au calcul des distances dans l’espace sidéral. Sur ces réalités cosmiques, l’esprit humain raisonne selon une métrique déclinée en années lumière. L’expansion continue de l’univers – attestée par le Coran (Les ouragans : sourate 51 verset, 47) - fera peut être qu’un jour apparaîtra parmi les savants la nécessité d’inventer un autre étalon.

Une des propriétés de l’année lumière est de servir pour le paramétrage aussi bien de l’espace que du temps dans les territoires interstellaires très éloignés de la Terre où aux trois dimensions euclidiennes on postule l’existence d’une quatrième, l’espace temps de la théorie de la relativité. Dans le vertige de l’infiniment grand, le temps ne s’écoulerait plus sur un rythme comparable à celui qu’il suit sur la Terre. Dans les profondeurs de l’univers, au-delà de la vitesse de la lumière, la science émet l’hypothèse d’une dilatation du temps, un allongement des durées telles qu’elles sont vécues à l’échelle terrestre. Dans la logique de ce raisonnement, on peut se demander s’il n’y a pas dans les galaxies les plus lointaines des régions où, pour paraphraser le poète, le temps suspend carrément son vol. Mais pour qu’en ces lieux où les jours et les nuits sont infiniment plus longs qu’au moment de nos étés boréaux on puisse présumer le siège de l’éternité il faudrait une présence ayant une conscience de cette temporalité.

L’espace prête moins à des spéculations de type métaphysique ou philosophique. C’est un support protéiforme. On peut l’assimiler au contenant du corps humain. Il signifie aussi le vide entre les planètes et les galaxies. La physique lui fait jouer le rôle de référentiel en mécanique. Sauf dans les formes de pensée dites primitives qui lui reconnaissent des attributs anthropomorphiques lorsqu’il est assimilé à la terre, l’espace est une fiction c'est-à-dire une représentation mentale pour figurer d’après une procédure de symbolisation variable selon la matière (mathématiques, géométrie, physique, chimie, économie, géographie, architecture…) des données censées correspondre à des objets existant en grandeur nature. C’est le même support abstrait qui est visé lorsqu’il s’agit en astro-physique de penser la structure courbe ou membranaire de l’espace cosmique.

D’après l’exégèse des livres saints et les nombreux écrits de mystiques, le temps sacré présente la particularité de relever de l’ordre de l’instantanéité et de l’immédiateté. C’est le domaine de la volonté du Créateur qui prend effet dès sa manifestation (Les abeilles : sourate 16, verset 40)). C’est par ce canal que l’archange Jibril (Gabriel) a transmis à Ibrahima (Abraham) le prophète babylonien le bélier envoyé par Dieu pour sauver Ismael de l’immolation. Le voyage de Seydina Muhammad (SAW) qui l’a conduit dans une même nuit de La Mecque à Jérusalem - « isra » - avant son ascension vers Dieu – « miraj » - n’a pu avoir lieu que par ce truchement.

Cette montée au ciel organisée à l’initiative du Seigneur – « Gloire et Pureté à Celui qui de nuit fit voyager son Serviteur… » suivant la sourate du Voyage nocturne en son le verset 1 – a été d’après la Sira l’occasion non seulement de rassurer le Messager sur l’authenticité de la mission prophétique à laquelle il a été appelé, mais également de lui faire découvrir les dimensions hors norme de l’immense domaine divin, de l’autre la transmutation des êtres dans l’au-delà après la réincarnation. Par sa stratification en ciels superposés et séparés par une série de voiles distants de 500 ans, la trame de l’espace dans ce territoire sacré présente quelque analogie avec la structure de l’atmosphère sous la voûte céleste et celle de l’univers dans certaines théories cosmologiques récentes. Pour être parcourues au pas de l’homme, les distances les moins importantes, comme celle comprise entre le lobe de l’oreille et l’épaule des anges supportant le trône divin (Abu Dawud), exigent des temps dépassant plusieurs vies humaines. Cette asymétrie revêt l’aspect d’un jeu de miroirs où la flèche du temps évolue selon une cinématique qui diffère en fonction du positionnement des miroirs. Du côté où le temps est dilaté, l’espace doit probablement être lisse et débarrassé des inerties accroissant habituellement le travail des corps se déplaçant sur une surface concrète : relief, atmosphère, pesanteur, gravitation, etc. Davantage, parler de temps universel (TU) ou évoquer des catégories d’ordre temporel valables à l’échelle humaine devient un non sens dans ces conditions, ou à tout le moins un abus de langage. Le changement de paradigme spatio-temporel consécutif à l’entrée dans l’espace de la sacralité explique qu’au cours du miraj, le Messager d’Allah (SAW) ait pu, dans le même élan, diriger à Al Aqsa une prière devant une assemblée composée de ses prédécesseurs dans la prophétie, avant de retrouver certains d’entre eux dans son ascension en compagnie de l’Archange jusqu’aux confins du saint des saints (Sidratou Mountaha), lieu prévu pour son audience avec le Créateur, le seul détenteur de la souveraineté universelle. Le privilège accordé au Prophète Muhammad (SAW) est doublement souligné par la non présence de l’Archange qui est soit arrivé au bout de sa capacité ascensionnelle soit confiné dans le rôle d’huissier par la volonté divine, d’autre part par la symbolique de la hiérophanie de la rencontre.

En islam, l’élévation dans la spiritualité n’est pas exclusivement réservée aux saints investis d’une mission prophétique. Il est dans l’histoire de cette religion de nombreux cas de mystiques soufis auxquels a été accordé le privilège de communiquer avec le monde sacré. Ils n’ont pas été admis à cet insigne honneur pour recevoir un quelconque ordre de mission devant les habiliter à continuer la prophétie close avec la disparition du Prophète Muhammad (SAW). Mais il s’agissait pour eux, par la grâce de Dieu, d’accéder à un stade d’accomplissement moral et à un savoir ésotérique que la seule connaissance scripturaire de la religion ne permet pas d’atteindre. S’inspirant de l’exemple du Prophète (SAW) qui tôt dans sa vie s’est livré à l’ascèse et à des pratiques mystiques, beaucoup parmi ses Compagnons et les fidèles musulmans appartenant à d’autres générations se sont distingués dans la voie du soufisme. Parmi les figures soufies les plus emblématiques on peut citer : Salman al Farisi au VII° siècle, Hasan al Basri au VIII° siècle, Al Hallaj au IX°/X° siècle, Ghazali et Cheikh Abd al Khadr al Jilani au XII° siècle, Ibn Arabi au XIII° siècle et plus près de nous Cheikh Ahmet al Tijani Sharif (XVIII°/XIX° siècles), Cheikh Oumar al Foutiyou Tall, Seydi El Hadj Malick Sy et Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké (XIX°/XX° siècles). Pour les uns et les autres habités par la crainte révérencielle de Dieu, la quête de spiritualité répondait à un besoin constant de l’âme d’atteindre, par le tawhid et la pratique des œuvres, la vertu considérée comme le point de départ de la vie sainte, ainsi que par l’inspiration des vérités spirituelles (haqiqa).

Dans les traités soufis sont indiquées les voies à suivre pour parvenir au bonheur de la perfection dans l’adoration de Dieu. En résumant, il y a :

- le rituel visant à aménager adéquatement l’espace corporel par la purification (grande ou petite ablution) et la concentration, ainsi que l’espace matériel des dévotions (variations selon les confréries) ;
- les prières surérogatoires (nawaafil) à accomplir en sus des 5 prières canoniques ;
- l’évocation des noms de Dieu (zikr).

Au cours de ce parcours mystique, le soufi peut recevoir l’illumination lui ouvrant l’accès aux vérités spirituelles. Il est rare que le sujet en colloque avec lui même et avec le sacré entre directement en contact avec la divinité, privilège réservé aux seuls prophètes. Chez les sunnites, le Messager d’Allah (SAW) apparaît comme l’incontournable intercesseur du soufi avec le Créateur. C’est par ce canal par exemple que Serigne Touba Khadimou Rassoul, en période de recueillement dans sa mosquée oratoire de Darou Khoudoss à Touba au cours du Ramadan de 1312 H (1895 ap JC), a rencontré non dans le rêve mais en éveil Seydina Muhammad (SAW) accompagné de ses illustres Compagnons pour sceller avec lui le pacte par lequel il devait accomplir sa mission de revivification de la Sunna. En revanche, les docteurs de la foi ont été en tous temps très réservés, voire hostiles vis-à-vis des soufis déclarant avoir été en communion avec Dieu. Car selon la doctrine cette idée de communion qui rend l’esprit de l’être humain soluble dans l’Esprit éternel relève de l’associationnisme. Faute grave pour laquelle Al Hallaj fut supplicié en 309 H (922 ap JC) par ses compatriotes de Basra à la suite d’une fatwa du Cadi Abou Oumar.

En considérant que la frontière n’est pas totalement hermétique entre le temps humain et le temps sacré, et, qu’une autre existence commence après la mort on peut douter du bien-fondé de l’idée de néant. Celui qui a conçu l’univers et pourvoit à son maintien le remplit également de sa présence. Du reste, cet Etre suffisant en soi ne sent pas la nécessité de se démarquer d’un néant pour prouver son existence comme l’égo qui a besoin d’un alter pour construire son identité.

Professeur Lat Soucabé MBOW
UCAD (29 juillet 2012).
Vendredi 3 Août 2012
Professeur Lat Soucabé MBOW




1.Posté par boumiputra le 04/08/2012 07:08
Excellent article, cela demontre encore une fois la richesse philosophique de l'islam.Dans ce domaine le soufism a joue un role crucial.

2.Posté par Lat Soucabé MBOW le 04/08/2012 08:54
Les latinistes rectifieront d'eux mêmes : Que la lumière soit = fiat lux.

Merci.

3.Posté par Awa Mbow le 04/08/2012 09:31
C'est un plaisir de lire un texte aussi instructif et si bien écrit. Chapeau!

4.Posté par faye Modou le 22/09/2012 19:39
merci professeur lucad a du merite a travers ces homm



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