
La célébration, le 10 décembre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, est le prétextede ce texte qui est la suite d’un article assez polémique : « Dieu, Monothéisme et Histoire » que j’ai publié il y a quelques temps, dans certains journaux et sites en ligne. Je voudrais remercier les lecteurs qui m’ont fait part, amicalement, de leurs objections, et pour certains, de leur profond scepticisme devant le rapprochement que j’ai tenté entre islam et droits de l’homme. Pour l’essentiel, ces derniers rejettentle concept des droits de l’homme à cause, disent-ils, de ses « bases maçonniques ».
II est vrai que le spectre de la franc-maçonnerie lui colle, malheureusement (répétons-le), comme une sangsue, et l’empêche d’avoir une adhésion plus vaste et de jouer pleinement son rôle, pour l’essentiel,d’assurer la sécurité humaine, dans ses différents composants. La polémique est vive, le débat vaste,et la controverse très grande. Certains de ses détracteurs défendent la thèse du « complot maçonnique », oujurent qu’ils sont le « fils naturel » des « loges » ou « frères » (autres surnoms desfrancs-maçons). Qu’en est-il exactement ? Nous allons prendre, pour mener nos réflexions, trois repères historiques majeurs (les révolutions américaines de 1776, françaises de 1789, et la Déclaration universelle de 1948) en espérant apporter des éléments conceptuels permettant à chacun de se faire librement une opinion.
Certaines recherches universitaires font remonter les balbutiements de la franc-maçonnerie au Moyen-âge (1120) avec l’ordre des Templiers chargé de protéger les pèlerins se rendant sur les lieux saints. Officiellement, c’est en Angleterre qu’elle apparait à la fin du XVIIe siècle (1640), avant de gagner le nouveau Monde au XVIIIe siècle, grâce aux nouveaux immigrants britanniques,les WASP (White Anglo-saxon Protestant), pour l’essentiel, souhaitant y ériger une Nouvelle Jérusalem où religion et politique importeraient peu. Les soubresauts de la révolution américaine, à partir de 1764-65 (avec la fixation de taxes supplémentaires par le Parlement britannique pour renflouer les caisses du royaume éprouvées par les guerres contre la France et l’Inde), puis les révoltes des colonies (le Massachusetts en 1768)provoquentun durcissement législatif(CoercivesActs ou Punitives Acts en 1774). L’appel à la sécession et la Déclaration d’indépendance (1776), mènent à la guerre, puis à la fin des hostilités (1783), et à l’adoption de la Constitution américaine, le 17 septembre 1787.
En fait, la légende selon laquelle l’indépendance américaine serait l’œuvre des francs-maçons débute avec la Déclaration d’indépendance signée le 4 juillet 1776 à Philadelphie, et ceci, pour une raison assez simple, dans le fond : sur les 56 signataires (Pères fondateurs) du parchemin scellant la sécession des 13 colonies américaines vis-à-vis de la Couronne britannique, 9 d’entre eux (dont Benjamin Franklin) étaient francs-maçons. La proportion de 1/6 est en vérité faible pour parler de « complot ». En revanche, lors de l’adoption de la Constitution, en 1787, les « frères » représentent 13, c’est-à-dire le 1/3 des 39 signataires. Parmi eux, le premier président du nouvel Etat, Georges Washington (comme 24 des 61 officiers sous ses ordres pendant la guerre d’indépendance). Le marquis La Fayette qui a agi individuellement, aux côtés de la France, pour aider les colonies, était également un franc-maçon avéré. II faut ajouter l’autre polémique relative à la symbolique (supposée), sur le dollar, d’une pyramide flanquéed’un œil, dont le tracé laisse apparaitre une étoile avec 5 triangles formant le mot ASNOM, anagramme de MASON en anglais. Est-ce un délire ou une troublante coïncidence ?
En France, l’aspiration à une société libre et démocratique constitue l’idéal partagé avec les États-Unis, à la différence qu’il s’agit ici de se débarrasser des lourdeurs de l’Ancien régime (aristocratie, royauté, etc.). Disséqué, loué et chanté par les progressistes, le mouvement intellectuel, politique et philosophique des Lumières a bouleverséle monde par la croyance dans la science et la raison (plutôt?) que la foi et la superstition. Or, c’est là où une lecture soupçonneuse (ressemblant fortement à celle de Nietzsche sans pour autant se confondre avec elle) apporte d’autres indiscrètes lumières. En fait, la thèse du complot maçonnique rebondit après 1789, avec les pamphlets des contre-révolutionnaires, l’Abbé Barruel, et le plus fameux d’entre eux, Joseph de Maistre (lui-même, un ancien « frère »).Pour certains progressistes aujourd’hui, nullement dérangés par les idéaux des droits humains (progrès, humanisme, bien-être général), la gêne se situeplutôt dans la supposée « main invisible » des loges,soupçonnée de tirer les ficelles de ces deux Révolutions philosophiques majeures.
On le comprend bien, le trouble est d’autant plus opaque et épais pour les sceptiques, voire pour les détracteurs des droits humains, lorsqu’on cite certains pères des Lumières (à l’instar des Pères fondateurs américains) comme des francs-maçons. De nombreusespersonnes « éclairées », pour ne pas dire, philosophes, scientifiques, ou artistes, proches ou lointains inspirateurs des idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, fréquentaient les loges, dont la fameuse « loge des Neuf Sœurs ». Parmi les plus illustres, on peut citer,Diderot, Newton, Rousseau, Locke, Montesquieu, jusqu’aux révolutionnaires les plus engagés, comme, Marat, Mirabeau, Desmoulins, et le médecin Joseph Ignace Guillotin qui a donné son nom à la guillotine (1789). A l’instar dela liaison soupçonnée entre le dollar et la franc-maçonnerie, on estime ici que le « Chant de guerre pour l’armée du Rhin » (1792) devenu « La Marseillaise »(1795), véhicule un fort arrière-fond maçonnique, du fait de son compositeur, Rouget de Lisle, un « frère » notoire.
Le cas de Voltaire est symptomatique à plus d’un titre, et pour cause. Longtemps féroce pamphlétaire des « membres » et de leurs « réunions déguisées », il a été « retourné », il est vrai, à un âge avancé (84 ans), pour être initié. Le tablier qu’il portait à l’occasion était celui de son devancier, Helvétius, un autre philosophe politique illustre, comme Rousseau. Son engagement fut toutefois de courte durée (7 avril-30 mai 1778), soit un mois avant sa mort.Certains chercheurs pensent que « sa récupération » fut un sacré coup de pub pour la loge, ce qui s’est traduit par la hausse sensible de ses effectifs.
Parmi leséminents philosophes de la liberté, Kant et Rousseau constituent les sommités, en ce que leur pensée est le fondement ultime des textes sur les droits de l’homme. Leur philosophie a ceci de commun qu’elle insiste sur la liberté et la morale comme essence de l’homme, ce qui le différencie de l’animal.L’animal est son histoire (instinct) alors que l’homme a une histoire (il est perfectible grâce à l’éducation et sa raison qui lui permettent de domestiquer sa nature biologique). Le nouvel humanisme philosophique souhaite préserver l’être humain de tout ce qui est susceptible de l’asservir, en déclamant une essence propre à tous les hommes, quelque soient leurs contingences historiques, biologiques, sexuelles ou culturelles. Pour l’essentiel, celle-ci s’enracine autour des notions de la liberté, de l’égalité et de l’universalisme de valeurspositives. Ce qui pouvait trancher avec la société inégalitaire de l’Ancien régime.
Certes, en 1789, ni les Noirs, ni les juifs, encore moins les femmes et les enfants, n’étaient jugés aptes pour être pleinement des « sujets de droits », mais demeuraient encore, comme les animaux et les choses, des « objets de droit ». D’ailleurs, Napoléon réhabilite l’esclavage à partir de 1804. II a fallu, pour ces « maillons faibles »des droits humains, de longues et intenses luttes pour avoir gain de cause. Droits de vote des femmes, vers la seconde moitié du XIXe siècle, la Cedef (1979), réunions de Mexico (1985), Beijing (1995), les questions paritaires, etc. II y a eu la première Déclaration des droits de l’enfant (1924), la Convention sur les droits de l’enfant(20 novembre 1989), la Déclaration sur les « peuples autochtones » (1992), et d’autres textes juridiques, la CPI(1er juillet 2002), etc.
Malgré cette restriction historique, des avancées notables ont été faites aujourd’hui. La continuité juridique des idées généreuses et optimistes de 1787 et de 1789 se manifestera dans les 30 articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. D’ailleurs, son art.1 a un fort accent rousseauiste : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ». En 1948, la communauté internationale n’était composée que de 50 Etats, contre 192 aujourd’hui.Les pays de l’Est, dénonçant le côté formaliste et idéologique du texte, refusent dele signer. Les deux Pactes de décembre 1966 (entrés en vigueur en 1976) constitueront le difficile compromis avec les pays occidentaux.
Pour certains pays arabes(l’Arabie saoudite, l’Iran), l’opposition au texte est liée à des considérations culturelles, certains diront, « maçonniques ». Certes le Coran ne mentionne pasl’expression « franc-maçon », mais l’université théologique d’El-Hazhar du Caire,l’une des plus influentes pour l’interprétation de la loi islamique,s’en chargera. En 1978, elle publie un textedans lequel la franc-maçonnerie est identifiée à une organisation clandestine, subversive, juive et liée au sionisme international.Ses membres étant sans foi ni religion, les musulmans qui y sont affiliés sont considérés comme « infidèles ». Parallèlement, les positions de l’Eglise, pendant longtemps, (jusque aux années 90, en tout cas) ont été proches de celles de l’Islam. Le pape Clément XII (1738), Léon XIII (1882) ont produit des bulles dans lesquelles le caractère subversif des « loges » est mis en évidence, et donc dangereux pour la foi. En somme, les réticences de l’Islam par rapport aux textes sur les droits de l’homme s’expliquent par le caractère doublement postulé de la main invisible maçonnique et juive sur ses bases ultimes.
C’est dans cette optique (texte de 1948) que la liberté sur « l’orientation sexuelle »est devenue l’objet d’un débat féroce entre Amnesty International et certains mouvements religieux. A vrai dire, l’anniversaire d’Amnesty ne devrait même pas être le mois d’avril 1961(du fait de son initiateur, l’avocat, Peter Benenson) mais plutôt le 10 décembre, et pour cause. Cette ONG planétaire a été créée pour faire respecter et vulgariser le texte (défense des droits civils et politiques) de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle a été amenée par la suite à changer ses statuts afin de coller aux exigences d’une certaine mondialisation (défense des droits économiques), en septembre 2001,à Dakar. Pierre Sané y a passéle témoin, pour intégrer l’Unesco.
Sur la question initiale de l’identification ou non des droits humains aux objectifs franc-maçonniques, la réponse n’est pas tranchée. II est vrai que ces « organisations secrètes » ont des idéaux (l’amour fraternel, l’entraide, la vérité, etc.) très proches de ceux des droits humains (égalité, universalisme, liberté). Aucun doute aussi sur le fait que les loges ont pu servir de cadres de discussionaux philosophes et hommes de progrès, à l’origine des révolutions politiques majeures du XVIIIe siècle. Ce qui amène deux éminents historiens de la Révolution française, comme François Furet et Augustin Cochin,à parlerd’unepossible influence. Mais est-ce décisif ? Est-ce la cause ultime ? Du fait de leur culte secret, les loges allaient elles-mêmes être emportées par la Révolution, précisément, la Terreur, à partir de 1792.
En fait,c’est exagérer leur action que de parler d’une influence décisive : « Les francs-maçons ont accompagné l’indépendance des États-Unis, mais ils n’ont pas tout fait », analyse Cécile Révaugier, spécialiste de cette question à l’université Bordeaux III. D’ailleurs, leur charte leur interdit de parler de politique ou de religion dans les loges. En outre, certains d’entre eux le sont devenus à un âge avancé (Voltaireet Newton n’étaient pas isolés), alors qu’ils avaient épuisé leur carrière intellectuelle. A la limite, ils ont pu être des acteurs isolés (il n’y a pas eu d’actionspréalablement concertées), et non des leaders décisifs d’actes ou de textes juridiques majeurs. La corrélation entre droits humains et franc-maçonnerie paraitdonc très faible.
Dr Ndiakhat NGOM
* Docteur en philosophie politique
* Master de sciences politiques
* Ancien chercheur à l’Institut d’Histoire et Philosophie
des Sciences et des Techniques de la Sorbonne
* Ancien chargé de programme à Amnesty International (France)
ngom11@live.fr
II est vrai que le spectre de la franc-maçonnerie lui colle, malheureusement (répétons-le), comme une sangsue, et l’empêche d’avoir une adhésion plus vaste et de jouer pleinement son rôle, pour l’essentiel,d’assurer la sécurité humaine, dans ses différents composants. La polémique est vive, le débat vaste,et la controverse très grande. Certains de ses détracteurs défendent la thèse du « complot maçonnique », oujurent qu’ils sont le « fils naturel » des « loges » ou « frères » (autres surnoms desfrancs-maçons). Qu’en est-il exactement ? Nous allons prendre, pour mener nos réflexions, trois repères historiques majeurs (les révolutions américaines de 1776, françaises de 1789, et la Déclaration universelle de 1948) en espérant apporter des éléments conceptuels permettant à chacun de se faire librement une opinion.
Certaines recherches universitaires font remonter les balbutiements de la franc-maçonnerie au Moyen-âge (1120) avec l’ordre des Templiers chargé de protéger les pèlerins se rendant sur les lieux saints. Officiellement, c’est en Angleterre qu’elle apparait à la fin du XVIIe siècle (1640), avant de gagner le nouveau Monde au XVIIIe siècle, grâce aux nouveaux immigrants britanniques,les WASP (White Anglo-saxon Protestant), pour l’essentiel, souhaitant y ériger une Nouvelle Jérusalem où religion et politique importeraient peu. Les soubresauts de la révolution américaine, à partir de 1764-65 (avec la fixation de taxes supplémentaires par le Parlement britannique pour renflouer les caisses du royaume éprouvées par les guerres contre la France et l’Inde), puis les révoltes des colonies (le Massachusetts en 1768)provoquentun durcissement législatif(CoercivesActs ou Punitives Acts en 1774). L’appel à la sécession et la Déclaration d’indépendance (1776), mènent à la guerre, puis à la fin des hostilités (1783), et à l’adoption de la Constitution américaine, le 17 septembre 1787.
En fait, la légende selon laquelle l’indépendance américaine serait l’œuvre des francs-maçons débute avec la Déclaration d’indépendance signée le 4 juillet 1776 à Philadelphie, et ceci, pour une raison assez simple, dans le fond : sur les 56 signataires (Pères fondateurs) du parchemin scellant la sécession des 13 colonies américaines vis-à-vis de la Couronne britannique, 9 d’entre eux (dont Benjamin Franklin) étaient francs-maçons. La proportion de 1/6 est en vérité faible pour parler de « complot ». En revanche, lors de l’adoption de la Constitution, en 1787, les « frères » représentent 13, c’est-à-dire le 1/3 des 39 signataires. Parmi eux, le premier président du nouvel Etat, Georges Washington (comme 24 des 61 officiers sous ses ordres pendant la guerre d’indépendance). Le marquis La Fayette qui a agi individuellement, aux côtés de la France, pour aider les colonies, était également un franc-maçon avéré. II faut ajouter l’autre polémique relative à la symbolique (supposée), sur le dollar, d’une pyramide flanquéed’un œil, dont le tracé laisse apparaitre une étoile avec 5 triangles formant le mot ASNOM, anagramme de MASON en anglais. Est-ce un délire ou une troublante coïncidence ?
En France, l’aspiration à une société libre et démocratique constitue l’idéal partagé avec les États-Unis, à la différence qu’il s’agit ici de se débarrasser des lourdeurs de l’Ancien régime (aristocratie, royauté, etc.). Disséqué, loué et chanté par les progressistes, le mouvement intellectuel, politique et philosophique des Lumières a bouleverséle monde par la croyance dans la science et la raison (plutôt?) que la foi et la superstition. Or, c’est là où une lecture soupçonneuse (ressemblant fortement à celle de Nietzsche sans pour autant se confondre avec elle) apporte d’autres indiscrètes lumières. En fait, la thèse du complot maçonnique rebondit après 1789, avec les pamphlets des contre-révolutionnaires, l’Abbé Barruel, et le plus fameux d’entre eux, Joseph de Maistre (lui-même, un ancien « frère »).Pour certains progressistes aujourd’hui, nullement dérangés par les idéaux des droits humains (progrès, humanisme, bien-être général), la gêne se situeplutôt dans la supposée « main invisible » des loges,soupçonnée de tirer les ficelles de ces deux Révolutions philosophiques majeures.
On le comprend bien, le trouble est d’autant plus opaque et épais pour les sceptiques, voire pour les détracteurs des droits humains, lorsqu’on cite certains pères des Lumières (à l’instar des Pères fondateurs américains) comme des francs-maçons. De nombreusespersonnes « éclairées », pour ne pas dire, philosophes, scientifiques, ou artistes, proches ou lointains inspirateurs des idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de 1789, fréquentaient les loges, dont la fameuse « loge des Neuf Sœurs ». Parmi les plus illustres, on peut citer,Diderot, Newton, Rousseau, Locke, Montesquieu, jusqu’aux révolutionnaires les plus engagés, comme, Marat, Mirabeau, Desmoulins, et le médecin Joseph Ignace Guillotin qui a donné son nom à la guillotine (1789). A l’instar dela liaison soupçonnée entre le dollar et la franc-maçonnerie, on estime ici que le « Chant de guerre pour l’armée du Rhin » (1792) devenu « La Marseillaise »(1795), véhicule un fort arrière-fond maçonnique, du fait de son compositeur, Rouget de Lisle, un « frère » notoire.
Le cas de Voltaire est symptomatique à plus d’un titre, et pour cause. Longtemps féroce pamphlétaire des « membres » et de leurs « réunions déguisées », il a été « retourné », il est vrai, à un âge avancé (84 ans), pour être initié. Le tablier qu’il portait à l’occasion était celui de son devancier, Helvétius, un autre philosophe politique illustre, comme Rousseau. Son engagement fut toutefois de courte durée (7 avril-30 mai 1778), soit un mois avant sa mort.Certains chercheurs pensent que « sa récupération » fut un sacré coup de pub pour la loge, ce qui s’est traduit par la hausse sensible de ses effectifs.
Parmi leséminents philosophes de la liberté, Kant et Rousseau constituent les sommités, en ce que leur pensée est le fondement ultime des textes sur les droits de l’homme. Leur philosophie a ceci de commun qu’elle insiste sur la liberté et la morale comme essence de l’homme, ce qui le différencie de l’animal.L’animal est son histoire (instinct) alors que l’homme a une histoire (il est perfectible grâce à l’éducation et sa raison qui lui permettent de domestiquer sa nature biologique). Le nouvel humanisme philosophique souhaite préserver l’être humain de tout ce qui est susceptible de l’asservir, en déclamant une essence propre à tous les hommes, quelque soient leurs contingences historiques, biologiques, sexuelles ou culturelles. Pour l’essentiel, celle-ci s’enracine autour des notions de la liberté, de l’égalité et de l’universalisme de valeurspositives. Ce qui pouvait trancher avec la société inégalitaire de l’Ancien régime.
Certes, en 1789, ni les Noirs, ni les juifs, encore moins les femmes et les enfants, n’étaient jugés aptes pour être pleinement des « sujets de droits », mais demeuraient encore, comme les animaux et les choses, des « objets de droit ». D’ailleurs, Napoléon réhabilite l’esclavage à partir de 1804. II a fallu, pour ces « maillons faibles »des droits humains, de longues et intenses luttes pour avoir gain de cause. Droits de vote des femmes, vers la seconde moitié du XIXe siècle, la Cedef (1979), réunions de Mexico (1985), Beijing (1995), les questions paritaires, etc. II y a eu la première Déclaration des droits de l’enfant (1924), la Convention sur les droits de l’enfant(20 novembre 1989), la Déclaration sur les « peuples autochtones » (1992), et d’autres textes juridiques, la CPI(1er juillet 2002), etc.
Malgré cette restriction historique, des avancées notables ont été faites aujourd’hui. La continuité juridique des idées généreuses et optimistes de 1787 et de 1789 se manifestera dans les 30 articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. D’ailleurs, son art.1 a un fort accent rousseauiste : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ». En 1948, la communauté internationale n’était composée que de 50 Etats, contre 192 aujourd’hui.Les pays de l’Est, dénonçant le côté formaliste et idéologique du texte, refusent dele signer. Les deux Pactes de décembre 1966 (entrés en vigueur en 1976) constitueront le difficile compromis avec les pays occidentaux.
Pour certains pays arabes(l’Arabie saoudite, l’Iran), l’opposition au texte est liée à des considérations culturelles, certains diront, « maçonniques ». Certes le Coran ne mentionne pasl’expression « franc-maçon », mais l’université théologique d’El-Hazhar du Caire,l’une des plus influentes pour l’interprétation de la loi islamique,s’en chargera. En 1978, elle publie un textedans lequel la franc-maçonnerie est identifiée à une organisation clandestine, subversive, juive et liée au sionisme international.Ses membres étant sans foi ni religion, les musulmans qui y sont affiliés sont considérés comme « infidèles ». Parallèlement, les positions de l’Eglise, pendant longtemps, (jusque aux années 90, en tout cas) ont été proches de celles de l’Islam. Le pape Clément XII (1738), Léon XIII (1882) ont produit des bulles dans lesquelles le caractère subversif des « loges » est mis en évidence, et donc dangereux pour la foi. En somme, les réticences de l’Islam par rapport aux textes sur les droits de l’homme s’expliquent par le caractère doublement postulé de la main invisible maçonnique et juive sur ses bases ultimes.
C’est dans cette optique (texte de 1948) que la liberté sur « l’orientation sexuelle »est devenue l’objet d’un débat féroce entre Amnesty International et certains mouvements religieux. A vrai dire, l’anniversaire d’Amnesty ne devrait même pas être le mois d’avril 1961(du fait de son initiateur, l’avocat, Peter Benenson) mais plutôt le 10 décembre, et pour cause. Cette ONG planétaire a été créée pour faire respecter et vulgariser le texte (défense des droits civils et politiques) de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle a été amenée par la suite à changer ses statuts afin de coller aux exigences d’une certaine mondialisation (défense des droits économiques), en septembre 2001,à Dakar. Pierre Sané y a passéle témoin, pour intégrer l’Unesco.
Sur la question initiale de l’identification ou non des droits humains aux objectifs franc-maçonniques, la réponse n’est pas tranchée. II est vrai que ces « organisations secrètes » ont des idéaux (l’amour fraternel, l’entraide, la vérité, etc.) très proches de ceux des droits humains (égalité, universalisme, liberté). Aucun doute aussi sur le fait que les loges ont pu servir de cadres de discussionaux philosophes et hommes de progrès, à l’origine des révolutions politiques majeures du XVIIIe siècle. Ce qui amène deux éminents historiens de la Révolution française, comme François Furet et Augustin Cochin,à parlerd’unepossible influence. Mais est-ce décisif ? Est-ce la cause ultime ? Du fait de leur culte secret, les loges allaient elles-mêmes être emportées par la Révolution, précisément, la Terreur, à partir de 1792.
En fait,c’est exagérer leur action que de parler d’une influence décisive : « Les francs-maçons ont accompagné l’indépendance des États-Unis, mais ils n’ont pas tout fait », analyse Cécile Révaugier, spécialiste de cette question à l’université Bordeaux III. D’ailleurs, leur charte leur interdit de parler de politique ou de religion dans les loges. En outre, certains d’entre eux le sont devenus à un âge avancé (Voltaireet Newton n’étaient pas isolés), alors qu’ils avaient épuisé leur carrière intellectuelle. A la limite, ils ont pu être des acteurs isolés (il n’y a pas eu d’actionspréalablement concertées), et non des leaders décisifs d’actes ou de textes juridiques majeurs. La corrélation entre droits humains et franc-maçonnerie paraitdonc très faible.
Dr Ndiakhat NGOM
* Docteur en philosophie politique
* Master de sciences politiques
* Ancien chercheur à l’Institut d’Histoire et Philosophie
des Sciences et des Techniques de la Sorbonne
* Ancien chargé de programme à Amnesty International (France)
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