La vision de l’Imam Khomeini sur l’identité et la modernité (Dr. Mohammad Reza Dehshiri, Ambassadeur de l'Iran au Sénégal)


L’Imam Khomeini, une personnalité d’une immense stature, mondialement connu pour son charisme et son sens de la justice sociale, disposait d’une vision particulière sur les rapports entre identité et modernité.
Une des caractéristiques originales de cette grande personnalité du 20ème siècle qui en montre toute la complexité intellectuelle, consiste à savoir son affinité particulière pour la voie mystique, pour ce que nous Iraniens appelons erfan et qu’en Occident est appelée gnose, la connaissance” mystique. Cette tendance significatif : apparaît à plein dans la lettre adressée à Mikhaïl Gorbatchev en 1988 dont voici un extrait significatif : « ce n’est pas avec le matérialisme que l’on peut faire sortir l’humanité de la crise d’agnosticisme qui est le mal le plus fondamental dont souffre la société humaine, tant à l’Est qu’à l’Ouest. »  Et l’Imam Khomeini demande au leader soviétique de l’époque de se référer aux écrits de philosophie péripatéticienne de Fârâbî et d’Avicenne, de consulter les livres de philosophie illuminative de Sohravardî, de se référer à la philosophie transcendante de Sadr al-Mota’allehîn et de consulter les livres des gnostiques, en particulier de Mohyed-dîn Ibn ‘Arabî afin de prendre connaissance de la profondeur spirituelle et des subtilités extrêmement fines des étapes de la Connaissance gnostique. On le voit, le guide de la Révolution islamique s’est appuyé sur la pensée philosophique des érudits mystiques tels qu’Ibn Arabi.
 Les auteurs qui ont rédigé les biographies les plus fouillées de l’Imam Khomeini aux Etats-Unis et en Europe, ont consacré de substantiels développements à cet aspect : Roy Mottahedeh, après avoir expliqué que le soufisme était rejeté par l’écrasante majorité des clercs iraniens, note que l’Imam Khomeini a cependant survécu sous la forme hautement philosophique de l’erfan grâce essentiellement à l’œuvre et l’influence de Molla Sadra, l’héritier de Sohrawardi, et dont les idées devinrent dominantes dans l’enseignement de la philosophie au 18ème siècle ; Mottahedeh poursuit son analyse en faisant remarquer que les aspects ésotériques de cette philosophie s’appuyant sur une expérience d’ordre intime, elle ne peut être enseignée que par un maître qui a lui-même éprouvé ce type d’expérience : Il s’agit du mode de transmission de la philosophie de Molla Sadra. 


Un autre point mérite d’être tout particulièrement souligné, c’est la congruence qui existe entre erfan et engagement politique ; et Mottahedeh remarque que l’erfan conduit à une expérience du monde où on constate la destruction d’une sorte de distinction entre l’objet et le sujet. 


Afin d’esquisser ce que le guide de la révolution Islamique en Iran cherchait à mettre en lumière, tant dans son combat contre le régime du chah, que dans sa vision de la société iranienne à réaliser, comme modèle de vertu, de justice et de perfection morale, il est loisible de souligner que ce que l’Imam Khomeini voulait faire voir aux yeux du monde musulman et non musulman, c'était un monde juste, en quête de perfection au sens mystique du terme, non seulement pour les Iraniens, mais aussi, dans le rapport des Iraniens aux autres cultures.
C'est dans cette optique, que nous allons définir sa conception de l'identité et celle de la modernité. Nous avons choisi ce sujet en raison de la corrélation étroite qui existe entre ces trois piliers du système de pensée de l’Imam Khomeini à savoir l’Islam, l’identité et la modernité.
Selon l’Imam khomeini, l’identité Iranienne comporte trois dimensions : religieuse, nationale et internationale.


En effet, le père fondateur de la Révolution Islamique soutient l’idée selon laquelle l’Islam en tant que religion universelle englobant tous les aspects de la vie de l’individu et de la société, transcende le temps et l’espace pour répondre aux besoins de toutes les générations, à toutes les époques.


Il invite, de ce fait, les Iraniens à se tourner vers leur culture islamique dans le sens de l’affirmation de soi, et non de négation de l’autre. Car, l’Islam garantit l’indépendance mentale et intellectuelle qui passe avant l’indépendance politique et économique.


Cette conception a incité l’Imam Khomeini à accorder une dimension supérieure à l’identité islamique par rapport à l’identité nationale iranienne. Il soutenait que le nationalisme ne doit en aucun cas affaiblir l’identité islamique de l’Iran. Cependant, l’Imam Khomeini était tenant du patriotisme, ce qui apparaît bien dans ses discours de mobilisation de la Nation Iranienne contre l’agression conduite par le régime batthiste de Saddam Hussein durant la guerre irano-Irakienne de 1980 à  1988.


En effet, face aux abus manifestés par les sentiments nationalistes, en Iran ou ailleurs, le retour aux valeurs de l’Islam est devenu le mot d’ordre, sans oublier pour autant les objectifs nationaux iraniens, ainsi que l’importance de l’interaction avec d’autres peuples, y compris avec les occidentaux.


Cette dernière dimension témoigne que dans la pensée de l’Imam Khomeini, l’identité nationale doit continuer à s’enrichir des apports positifs d’autre cultures et civilisations, sans se figer, s’enfermer ou s’isoler, tout en sachant que l’identité n’est pas statique mais subit des changements et des évolutions continuels. Mais, d’après lui, les Iraniens doivent prendre appui sur leur propre culture pour être en interaction avec d’autrespeuples, y compris avec les Occidentaux.


Il est à signaler que dans la pensée de l’Imam Khomeini les trois niveaux de l’identité se superposent et sont complémentaires les uns avec les autres.


Ainsi posée sa conception de l’identité, on peut comprendre son analyse concernant les rapports entre identité et modernité.
Pour lui, la modernité est différente du modernisme, dès lors que la modernité est un phénomène qui vient de l’intérieur d’une société, alors que le modernisme s’impose de l’extérieur et se constitue comme idéologie liée au sécularisme, au libéralisme, au matérialisme, au positivisme, à l’individualisme hédoniste.


Alors que la modernité favorise le dialogue des sociétés pour interagir sur leurs modèles de progrès, le modernisme choisit une approche unilatérale pour imposer une culture étrangère à d’autres sociétés.


Pour l’Imam Khomeini, la modernité étant un moyen de progrès humain, elle peut être adaptée aux valeurs de chaque société. Autrement dit la modernité n’impliquait pas un eurocentrisme. 


De sa célèbre phrase forgée au début de la Révolution « ni Ouest, ni Est », on peut déduire le refus pour l’Iran d’absorber les idéologies capitaliste ou communiste non compatibles avec ses valeurs et son histoire.
Autrement dit, chaque société peut avoir sa propre façon d’être moderne.
Si la modernité en Occident s’est développée sur la base de la séparation de l’Etat et de l’Eglise, dans les sociétés musulmanes, elle peut prendre d’autres formes et notamment dans l’Iran Islamique où existe un système social fondé sur le lien qui se trouve entre la politique et la religion. 


En conséquence, la modernité provient du dynamisme interne des sociétés qui cependant adhèrent au progrès des sciences et retiennent les aspects positifs d’autres cultures.


L’Imam Khomeini préconisait une doctrine instaurant une sorte d’équilibre entre la recherche du divin et la prise en compte de la nature humaine. 
En refusant un matérialisme effréné et les excès du rationalisme excessif, il se tournait vers la moralité, la spiritualité et la vérité divine.
Pour lui, l’Islam n’est pas contre le progrès, mais contre la pollution morale et la déculturation de la société iranienne.
L’importation du progrès ne doit pas causer la perte de l’identité culturelle d’une société et devenir pour le peuple une source de faiblesse, d’humiliation, d’un sentiment d’infériorité.


Pour bien comprendre la pensée de l’Imam sur la modernité, il faut retenir les trois dimensions, politique, scientifique et philosophique.
La modernité politique peut être comprise en termes de démocratie, de liberté et de citoyenneté. Pour l’Imam Khomeini, la démocratie constitue un moyen et non une fin en soi, ou encore un chemin, une méthode.


A partir de cette remarque, les origines séculières de la modernité occidentale ne peuvent en faire un modèle universellement valable à appliquer à la lettre au cas d’une société, telle la société iranienne où le système démocratique découle d’aspirations religieuses.
Ainsi bien que par la suite de la révolution constitutionnelle de 1906 en Iran les concepts modernes tels que la participation, les élections, le parlement, la division du pouvoir, etc. ont été élaboré, on constate qu’après l’instauration de la révolution islamique, l’Iran a mise en œuvre de nouvelles institutions constitutionnelles et a expérimentée ainsi une démocratie religieuse qui répond aux besoins de la société iranienne à savoir la synthèse entre les traditions et la modernité. 


Sur la notion de la Liberté, l’Imam  Khomeini propose en complément des formules de « la liberté de » et  « la liberté pour »,  pratiquées à l’Ouest et à l’Est, une autre formule, basée sur une approche contextuelle, qui consiste à élaborer « la liberté avec » en rapport avec les normes et les valeurs de la culture iranienne et islamique dans le but de maintenir la cohésion sociale et d’établir une sorte d’équilibre entre la liberté, la sécurité et la justice de façon à ce qu’elles se complètent.


Ce qui a conduit à la création  et l’utilisation d’une nouvelle terminologie avec les termes de société civile islamique, d’intellectualité islamique et de république islamique, opérations sémantiques qui permettent d’adapter la pensée moderne avec les valeurs sociétales et religieuses et de faire une synthèse entre la tradition et la modernité.


Un autre aspect de la modernité, ce sont les découvertes scientifiques et technologiques intervenues depuis le début de l’ère industrielle. A cet égard, l’Imam Khomeini est d’avis qu’elles ne doivent pas l’emporter sur les valeurs morales et culturelles. L’acquisition de la technologie occidentale comme moyen de progrès, de développement, et du bien-être individuel et collectif ne doit pas créer une dépendance culturelle et intellectuelle.


D’une manière générale, le progrès technique ne doit pas prendre le dessus sur la pensée humaine et l’éloigner de sa dignité.
Quant au plan philosophique, celui de la conscience que prend l’individu de sa nature et de son destin, il faut selon l’Imam Khomeini assurer la primauté des valeurs d’humanité et refuser une conception trop étroite de la rationalité. En d’autres termes, comme l’humanité comprend un aspect matériel et un aspect spirituel, ces deux aspects doivent être équilibrés, alors que l’individualisme hédoniste s’abandonne souvent à la satisfaction prioritaire des instincts. 


Quant à la rationalité qui représente l’élément le plus représentatif de la modernité, l’Imam Khomeini ne la limite pas à la rationalité instrumentale, mais prend également en compte la rationalité morale et téléologique. 


A l’aide de la rationalité morale il entend inviter l’individu ou la société à utiliser les moyens légitimes et moraux et respecter les normes éthiques pour parvenir à leurs objectifs. 


Quant à la rationalité théologique elle permet de ramener le regard des êtres humains sur le but final de la création.
Si l’on considère que le modernisme oppose la rationalité à la religion et la divise en deux parties, l’une objective et l’autre subjective, pour la limiter à la seule rationalité instrumentale, dans le but d’appliquer uniquement la raison, on peut dire que l’Imam considère au contraire que cette même raison appuie la religion et ne s’y oppose pas.
 
 
Conclusion :
En guise de conclusion, il s’avère que ce leader charismatique attachait une importance particulière à la recherche de l’identité sur les bases concrètes ainsi que sur le pilier de la connaissance et non à sa construction sur des bases imaginaires. 


Son idéal de société était la mise en valeur de la culture islamique et indigène par le biais de la connaissance de soi, la promotion de l’éducation et l’application des principes islamiques tenant en compte les circonstances du temps selon le principe d’Ijtihad.


De plus, l’apprentissage culturel passait pour lui, par l’indépendance, la confiance en soi, le refus de toute domination extérieure, la défense du vrai progrès, la compréhension de l’essence de la civilisation, le rejet de toute imitation irrationnelle, la conservation de la dignité humaine.


Cette entreprise ne pouvait et ne pourra réussir qu’en ajustant la politique sur la religion et la spiritualité, tout en croyant dans la volonté, le rôle et le droit du peuple à l’auto-détermination.


L’idéal de l’Imam Khomeini ne devait pas être seulement celui du peuple iranien, mais il devait être celui de l’ensemble de l’humanité, afin de mettre en œuvre son message de justice et de prospérité pour soutenir les peuples opprimés du monde.
Jeudi 4 Juin 2020




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