Faut-il réformer le Conseil supérieur de la magistrature ? Par Mamadou Abdoulaye Sow Inspecteur principal du Trésor à la retraite (mamabdousow@yahoo.fr)



 
 
              « Les constituants des États francophones d’Afrique ont fait du
                                                        Président de la République un « homme fort » caractérisé
                                                       d’une part par son omniprésence institutionnelle marquée par
                                                       une concentration des pouvoirs entre ses mains et, d’autre
                                                       part, par une prédation des contre-pouvoirs »
                                           
                                                                    Enagnon Gildas Nonnou [[1]]url:#_edn1
 
                                               
Introduite dans la Constitution du Sénégal de 1960, l’institution dénommée « Conseil supérieur de la magistrature » est censée être la « clé de voûte de l’indépendance (du Pouvoir) judiciaire » [[2]]url:#_edn2 . Mais depuis quelques années, elle fait l’objet de critiques sur sa composition et son fonctionnement de la part de certains membres de l’Union des Magistrats du Sénégal [[3]]url:#_edn3 et également d’une partie de l’opinion publique.
 
Faut-il réformer le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) [[4]]url:#_edn4  ? La question n’a de sens que si elle est replacée dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la place du CSM dans l’équilibre des institutions ainsi que sur ses attributions. Le choix entre « pour » ou « contre » la réforme du CSM dépend des réponses à plusieurs questions, notamment : Le CSM sous la Constitution de 2001 en vigueur est-il l’assistant du Président de la République ? Au sein du CSM, le Président de la République joue -t-il le rôle de président-capitaine ou de président-arbitre ? A-t-on besoin du ministre de la Justice au sein du CSM pour assurer la liaison entre le Pouvoir judiciaire et le chef de l’Exécutif ? Ne devrait-on pas donner au CSM de nouvelles compétences par exemple en matière d’avis sur des questions financières en vue de mieux garantir l’indépendance financière du Pouvoir judiciaire [[5]]url:#_edn5 ? 
 
Sans entrer dans la complexité du sujet, nous voudrions exposer ici successivement quelques éléments de réflexion sur le CSM tel qu’il existe sous la Constitution actuelle du 22 janvier 2001(I) puis quelques observations sur la loi organique du 17 janvier 2017 fixant son organisation et fonctionnement (II).
 
 
  1. Quelques réflexions sur le CSM issu de la Constitution actuelle de 2001  
  
Aucune disposition de la Constitution de 2001 ne définit le rôle du CSM
 
Sous la Constitution de 1960, le CSM était chargé d’assister le Président de la République dans son rôle de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le texte constitutionnel de 1960 établissait dans son article 60 que « le Président de la République est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature dont l’organisation et le fonctionnement sont fixés par une loi organique » et dans son article 24 qu’« il préside le Conseil supérieur de la magistrature ».
Dans le modèle de 1960, les pouvoirs de désignation des membres du CSM et de nomination des magistrats par le Président de la République pouvaient se justifier parce qu’étant rattachés à ses attributions de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
 
Dans le texte constitutionnel du 22 janvier 2001, la seule référence constitutionnelle concernant le CSM se trouve à l’article 90. Le constituant de 2001 n’a pas repris la formulation des articles 24 et 60 de son devancier de 1960 au sujet du Président de la République, garant de l’indépendance du Pouvoir judiciaire. Une telle prise de position est compréhensible. En effet, si l’indépendance du Pouvoir judiciaire « est destinée à protéger (les droits et libertés), il faut surtout la préserver contre le Chef de l’État dont les compétences étendues peuvent représenter une menace sérieuse pour les citoyens [[6]]url:#_edn6 ». En d’autres termes, « le Président de la République détient le pouvoir exécutif. Il ne peut être le garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il s’agit d’un non-sens qui n’est en rien conforme à l’affirmation de l’indépendance de la Justice. « Autant proclamer que le loup est le garant de la sécurité de la bergerie » comme le disait le professeur Guy Carcassonne [[7]]url:#_edn7 ».
 
Il nous parait important de souligner que le rôle d’assistance au Président de la République du CSM n’est pas consacré par la Constitution de 2001 et de plus aucune disposition constitutionnelle ne stipule que le Président de la République préside le CSM [[8]]url:#_edn8 . Au surplus, la Constitution de 2001 ne consacre aucun développement sur les attributions du CSM.
En définitive, la question peut se poser de savoir s’il est aujourd’hui pertinent que le Chef de l’État soit maintenu comme président du CSM. Le principe de la séparation des pouvoirs devrait conduire à une réponse négative.
Toutefois, « toute réforme de l’organe doit intégrer l’évitement du corporatisme » [[9]]url:#_edn9 et pourquoi pas permettre à tout justiciable qui estime que ses droits ont été négligés de saisir le CSM, évidemment dans des conditions à préciser par une loi organique afin d’éviter les plaintes « qui traduiront seulement une tentative de remise en cause de décisions défavorables ou une basse vengeance »[[10]]url:#_edn10 .
 
 
 
 
Des attributions en matière financière devraient être dévolues au CSM
 
On remarquera qu’« aucune conséquence n’a jamais été tirée sur le plan budgétaire du principe constitutionnel d’indépendance de la justice judiciaire [[11]]url:#_edn11 ». Cette omission du Pouvoir constituant et du Pouvoir législatif soulève une question majeure, notamment comment « rendre l’autorité judiciaire financièrement indépendante du Gouvernement (en vue) de garantir l’indépendance des juges…[[12]]url:#_edn12  », évidemment sans remettre en cause l’unité financière de l’État. Cette question, loin d’être byzantine, devrait être au cœur des préoccupations de l’Union des Magistrats.
 
Nous partageons la proposition de réforme du magistrat Souleymane Teliko qui consiste à ériger le CSM « en organe autonome doté de ressources financières et d’un personnel suffisant chargé de la carrière des magistrats et de la garantie de leur indépendance [[13]]url:#_edn13 ». En effet, rien ne s’oppose à ce que le CSM soit responsabilisé en matière budgétaire en lui allouant des crédits budgétaires sous forme de dotation. Toutefois, cela reviendrait à lui reconnaitre au préalable la qualité de pouvoir public au sens de l’article 12 de la loi organique relative aux lois de finances.
 
  1. Quelques observations sur la loi organique du 17 janvier 2017 sur l’organisation et le fonctionnement du CSM
 
En application de l’article 90 de la Constitution de 2001 qui renvoie à une loi organique fixant la compétence, l’organisation et le fonctionnement du CSM, il est pris la loi organique n° 2017-11 du 17 janvier 2017.
Le lecteur attentif peut noter une différence de langage entre l’intitulé et le dispositif de la loi organique.  L’intitulé du texte organique porte sur l’organisation et le fonctionnement du CSM tandis que le dispositif traite de la composition (chapitre I) et des attributions (chapitre II) du CSM. En réalité, les articles 6 à 18 qui composent le chapitre II de la loi organique sont relatifs au fonctionnement et non aux attributions du CSM. Une situation que nous expliquons par le fait que les rédacteurs du texte organique de 2017 se sont contentés de reprendre, à l’identique et de manière mécanique, l’intitulé et la structure de l’ordonnance n° 60-16 du 3 septembre 1960 sur l’organisation et le fonctionnement du CSM.
 
La conformité à la Constitution de la disposition de l’article 5 de loi organique du 17 janvier 2017 est contestable.
Si nous retenons que les mots « composition » et « organisation » sont des synonymes et idem pour les mots « attributions » et « compétences », cela voudrait dire que la loi organique de 2017 ne comporte pas des dispositions relatives au fonctionnement du CSM. Une position que semble corroborer l’article 5 de la loi organique qui énonce que « les modalités de fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature…sont fixées par décret ».
 
Tout d’abord, le décret n° 2019-1299 du 14 août 2019 est-il le décret portant application de l’article 5 de la loi organique sur le CSM ? La question mérite d’être posée. En effet ni dans le rapport de présentation, ni dans le dispositif de ce décret, il n’est fait allusion à l’article 5 de la loi organique concernée. La réserve énoncée au considérant 12 de la décision n° 1//2017 du 9 janvier 2017 du Conseil constitutionnel expliquerait-elle cette omission ?
Ensuite, on ne voit pas bien ce qui justifie le renvoi à un décret pour fixer les modalités de fonctionnement du CSM alors que l’article 90 de la Constitution réserve cette compétence à la loi organique. Ce que confirme la décision constitutionnelle du 9 janvier 2017 précitée :  « la compétence dévolue au législateur organique, fondée sur la nécessité du respect des garanties dues aux magistrats, s’oppose au renvoi à un texte de caractère règlementaire pour la détermination des principes fondamentaux de fonctionnement du Conseil supérieur de la Magistrature, notamment ceux relatifs aux conditions de quorum requises pour la régularité des délibérations ou la majorité exigée pour l’adoption des décisions … ».
 
Dans la même décision, le juge constitutionnel précise que le renvoi à un décret pour fixer les modalités de fonctionnement du CSM « ne saurait, sans violer l’article 90 de la Constitution, viser d’autres règles que celles ayant pour objet de fixer les modalités techniques de fonctionnement, notamment, à l’élection des membres, à la proclamation des résultats, à la convocation des réunions ou à la tenue des procès-verbaux des délibérations ».
 
                                                                    +++
En définitive, ne conviendrait-il pas de repenser les attributions actuelles du CSM par exemple en lui donnant une compétence en matière d’avis sur saisine obligatoire sur la question de l’indépendance financière individuelle ou personnelle des magistrats ? En tout état de cause, il ne s’agira pas de « faire intervenir de manière mécanique le conseil dans une procédure budgétaire sans lui donner les moyens (financiers, matériels et humains) de fournir un avis éclairé. [[14]]url:#_edn14 ».
Nous souhaiterions enfin que le CSM publie un rapport annuel sur ses activités si celui-ci n’existe pas actuellement. Cette transparence aiderait à lever les suspicions sans doute non fondées sur les méthodes de travail du CSM.
 
 
Notes de renvoi
[1]  Enagnon Gildas Nonnou, « Le conseil supérieur de la magistrature et l’indépendance du pouvoir judiciaire dans les États francophones d’Afrique » publié dans les Cahiers de la Justice 2018/4 (N° 4), pp. 715-733. Article disponible en ligne à l’adresse :  https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2018-4-page-715.htm
[[2]]url:#_ednref2 L’expression est de H. Haenel dans « Le Conseil supérieur de la magistrature : clé de voute de l’indépendance de l’autorité judiciaire », La vie judiciaire, citée par Guillaume Delaloy dans « La réforme du Conseil supérieur de la magistrature : Vers un Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire ? » dans La Revue administrative, vol. 53, n° 318, PUF, 2000, pp. 632-41, Source : http://www.jstor.org/stable/40773004.
[[3]]url:#_ednref3 Il faut reconnaitre que l’indépendance du Pouvoir judiciaire est un sujet d’une très grande importance pour l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS) qui, les 28 et 29 décembre 2017, avait organisé un colloque national portant sur le thème « L’indépendance de la justice au Sénégal : État des lieux et perspectives de réforme. Récemment, l’UMS a organisé le 25 mars 2021 un atelier sur le thème : « État de droit et indépendance de la justice : enjeux et perspectives de réformes ».
[[4]]url:#_ednref4   Voir l’ouvrage de Souleymane Teliko, « Indépendance de la Justice au Sénégal : Faut-il réformer le Conseil Supérieur de la Magistrature », CREDILA, 2021.
[[5]]url:#_ednref5 Les lecteurs intéressés par le sujet peuvent se référer aux actes du colloque organisé par la cour de cassation française le 16 octobre 2017 sur le thème « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? », RFFP, n° 142, pp. 3-167.
[[6]]url:#_ednref6   Commentaires de l’article 64 de la Constitution française par Xavier Prétot et Olivier Steck dans « La Constitution de la République française. Analyses et commentaires », 3ème édition, Economica, 2009, p. 1499. Nous mettons en gras.
[[7]]url:#_ednref7 Discours de Céline PARISOT, Présidente de l’USM. Source : https://www.union-syndicale-magistrats.org/web2/themes/fr/userfiles/fichier/publication/npj/npj429/NPJ429_2.pdf
[[8]]url:#_ednref8 C’est la loi organique et non plus la Constitution qui donne cette compétence au Président de la République.
[[9]]url:#_ednref9  Enagnon Gildas Nonnou précité.
[[10]]url:#_ednref10 Guy Carcassonne et Marc Guillaume, « La Constitution », Éditions du Seuil, Douzième édition, 2014, p. 325.
[[11]]url:#_ednref11  Loïc Cadiet dans « Pour une administration de la justice au service de la justice », cité par Soraya Amrani Mekki, « Indépendance de l’autorité judiciaire et autonomie de décision financière. Quel rôle pour le Conseil supérieur de la magistrature ? », Revue Française de Finances Publiques (RFFP), mai 2018, n° 142.
[[12]]url:#_ednref12 Philippe Bas, Allocution de clôture du colloque organisé par la Cour de cassation le 16 octobre 2017 sur « Quelle indépendance financière pour l’autorité judiciaire ? », RFFP, n° 142, p. 164.
[[13]]url:#_ednref13 La même proposition est formulée en des termes presque identiques par l’atelier de l’UMS de mars 2021.
[[14]]url:#_ednref14 L’expression est de Soraya Amrani Mekki précité, p. 99.
Mercredi 24 Novembre 2021
Dakar actu




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