Éducation : Trois mois et un seul salaire, les enseignants du recrutement spécial se racontent et préviennent le ministre

« En trois mois de service dans les coins les plus reculés du Sénégal dans des conditions exécrables, nous n'avons reçu qu’une seule fois, nos salaires. Nous vivons dans la dèche! » C’est le cri du cœur des enseignants de Fondé Élimane, Dodel, Faranding, ... des villages éloignés des grandes villes du pays, à la frontière avec le Mali, la Mauritanie et la Guinée. Ces soldats de la République, craie en main, ont du mal à joindre les deux bouts. Ce manque de salaire les rend otage d'une dette lourde auprès des boutiquiers du coin voire nourrir leurs familles (épouses et enfants) par les parents restés au village natal où à Dakar. Une aventure ambiguë qu’ils ne présageaient point, car la plupart ont servi dans le privé durant des années. Et pour mieux se sécuriser et avoir une retraite à la hauteur de leur engagement républicain, ils ont déposé leur parchemin accepté par l’État du Sénégal qui les a recrutés dans le fameux projet des 5.000 enseignants qui se sont réunis autour du collectif des enseignants spéciaux. Ils sont dans le désarroi. Déboussolés, ils ont accepté de nous expliquer leur condition de vie abominable dans un milieu qu’ils viennent de découvrir avec des disparités socio-culturelles différentes de celles vécues jusqu'à présent et qu’ils sont forcés d’épouser...



Ces enseignants se confient à Dakaractu !


Ousmane Kambaye sert dans le nord : « Nous sommes désolés de constater que l’État nous a oubliés »
 
« Depuis mon affectation, je vis très difficilement à cause du retard du paiement de nos salaires. J’ai reçu un seul salaire le 10 novembre dernier et depuis, rien du tout. L’État ne nous a donné aucun moyen d’accompagnement encore moins un rappel pour pouvoir se préparer à regagner nos postes alors que moi j’ai abandonné l’école privée où j’enseignais avec un salaire qui permettait de gérer ma famille. Depuis lors, j'ai contracté beaucoup de dettes. Et là j’ai du mal à joindre les deux bouts et ma famille vit avec moi. Elle était à Dakar et pour ne pas continuer à payer la location, j’ai demandé à ma femme de me rejoindre avec les enfants. Ce sont mes parents qui m’ont donné de l’argent pour que je rejoigne mon poste. On n’a pas l’accès à l’information, à l’eau qu’on cherche avec des bidons trop loin, c’est un village très reculé. Les collègues m’appellent pour s’indigner de leurs conditions de vie et de travail. Ils vivent dans des conditions très difficiles. J’ai fait 10 ans dans le privé. Nous sommes désolés de constater que l’État nous a oubliés. Il y a, d’ailleurs, des collègues qui menacent de rentrer chez eux à cause de ces conditions difficiles dans lesquelles ils vivent. »
 
Mamadou Dièye sert dans le sud : « Beaucoup de mes collègues et moi-même sommes tombés gravement malade »
 
« Effectivement, comme vous venez de le dire, je suis à 5 km de la frontière. Nous sommes ici dans des situations très difficiles. Comme vous le savez dans les villages très reculés, la vie n'est pas facile. Les conditions sont très difficiles et d'ailleurs, on a laissé nos familles à Dakar qui croient en nous. Ils vivent des situations difficiles et doivent gérer la location, la nourriture... Et avec le minimum que nous gagnons nous leur apportons notre aide. Ils comptent sur nous pour pouvoir régler leurs situations et si nous on ne perçoit pas de salaire, ils seront dans des difficultés extrêmes, chose qui est vraiment malheureuse.
 
L'autre problème qui se pose ici, c'est le problème d'adaptation. On est dans un milieu qu’on ne connaît pas avec le climat qui est très difficile. Beaucoup de mes collègues et moi-même sommes tombés gravement malade. On était obligé d'appeler les parents pour qu'ils puissent nous aider à acheter les médicaments et jusqu'à présent l'IF n'a pas réagi bien qu'on leur ait signalé l'état de notre santé. Je me suis rendu en ville lorsque j'ai trouvé une petite somme pour pouvoir me soigner. Une situation vraiment difficile bien vrai qu'on était dans le non-formel.
 
Lorsqu'on était dans le privé, on n'avait pas ces problèmes. On recevait nos salaires normalement et dans le formel, on pensait qu'on allait avoir mieux, mais tel n'est pas le cas surtout pour nous qui servons dans des zones reculées.
 
La motivation manque. On n'a pas reçu de mesure d'accompagnement de l’État du Sénégal étant donné qu'on a quitté Dakar au mois de novembre. Notre premier salaire, on l'a reçu vers le 10 décembre et on pensait qu'à la fin du mois, on allait recevoir, mais hélas jusqu'à aujourd'hui le 12 janvier on n'a rien vu ».
 
 
 
Abdoulaye Sylla sert dans le nord : « en plein cours, ma femme m’appelle avec des pleurs pour s’indigner... »
 
 « Je vis ici une situation très difficile et compliquée. J’ai trouvé, cependant, une équipe très solidaire. Au moment où je parle et cela fait une semaine, le petit déjeuner, c’est un collègue qui me l’achète, il me donne à manger. Ma famille (épouse et enfants) est restée et n'a pas pu venir.  Elle traverse des problèmes énormes pour subvenir à ses besoins. On m’appelle tout le temps pour me réclamer le paiement de dettes à la boutique. Parfois en plein cours, ma femme m’appelle avec des pleurs pour s’indigner à cause de ce qu’elle reçoit en retour auprès de la société. C’est extrêmement difficile et compliqué pour nous qui sommes ici ».
 
 
 
Souleymane Badji, coordonnateur du collectif des enseignants du recrutement spécial (CERF)  : « Si cela ne se règle pas, les collègues comptent paralyser le système, parce que cela ne peut pas continuer »
 
« J'interviens aux noms des enseignants surtout issus du recrutement des 5.000 enseignants qui traversent un moment difficile sur le terrain car nous sommes confrontés à tous les problèmes du monde. Aujourd’hui nous sommes le 12 janvier au moment où je vous parle, personne d'entre nous n'a reçu son salaire, alors que ces vaillants enseignants doivent s'acquitter de leurs popotes, du logement, mais aussi de la charge familiale, pourquoi ce retard ? Raison pour laquelle nous invitons le ministre de l'éducation nationale Mamadou Talla à agir sur ses services pour qu'ils paient notre salaire le plus vite possible. Si cela ne règle pas le problème, les collègues comptent paralyser le système, parce que cela ne peut pas continuer. Moi qui vous parle, je suis à la frontière Sénégalo-mauritanienne, nous demandons au ministre de faire le tout pour que nos salaires soient payés au plus tard le 30 de chaque mois. Nous vous rappelons aussi que les fiches d’engagement ont été signées début septembre donc nous espérons voir nos rappels s'ajouter aux salaires. Je vous rappelle aussi que le collectif des spéciaux réclame à l’État la suite de la formation des professeurs contractuels à la FASTEF pour l'obtention de leur diplôme professionnel ».
 
*Pour protéger nos sources, nous avons modifié leurs noms...
Vendredi 14 Janvier 2022




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