[Contribution] De la ressource brute ou de l’économie du Savoir : Quel modèle pour le développement économique du Sénégal ?


À l’échelle mondiale, la découverte de nouveaux gisements pétroliers et miniers attise la
concurrence entre les grandes puissances. Perçues comme une source de prospérité, ces
ressources suscitent l’espoir dans les pays où elles sont exploitées. Pourtant, leur impact sur
l’économie nationale varie considérablement. Si certains États parviennent à en faire un levier de croissance, d’autres peinent à en tirer un bénéfice durable.

L’exploitation des ressources naturelles représente, certes, une opportunité économique majeure pour les pays en développement. Cependant, elle s’accompagne de défis complexes qui peuvent freiner leur essor. Ce paradoxe, souvent qualifié de « malédiction des ressources », a été largement documenté. Il s’explique par plusieurs facteurs, notamment l’affaiblissement des autres secteurs économiques dû à l’appréciation du taux de change – connu sous le terme de Dutch Disease –, la mauvaise gouvernance et la corruption, ainsi que l’exacerbation des conflits armés et du terrorisme dans certaines régions riches en ressources.

Dès lors, une question essentielle s’impose : les ressources naturelles suffisent-elles à garantir le développement économique d’un pays ? Plus que jamais, une approche réfléchie est nécessaire pour dépasser les écueils de l’exploitation brute et faire du savoir un moteur de transformation durable des richesses nationales.

Puissance économique : le pétrole est-il un facteur déterminant ?

Le terme pays pétrolier évoque spontanément l’image d’un État riche et influent sur la scène
économique mondiale. Pourtant, cette perception mérite d’être nuancée. Si l’exploitation des hydrocarbures confère un avantage économique certain, elle ne garantit pas pour autant l’accession au rang de grande puissance.

L’analyse ne se limite d’ailleurs pas au pétrole. Elle englobe également d’autres ressources
minérales comme l’or, le cuivre ou le zircon, ainsi que les matières premières agricoles et
halieutiques. Ces produits, dont l’Afrique est l’un des principaux pourvoyeurs, sont
majoritairement exportés vers d’autres continents. Le paradoxe est frappant : bien que le
continent possède 24 % des terres arables mondiales et un tiers des réserves minérales, aucune nation africaine ne figure parmi les vingt premières puissances économiques mondiales.

L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) établit chaque année un classement basé sur le Produit Intérieur Brut (PIB), qui reflète la valeur totale des biens et services produits sur un territoire donné. En 2024, les États-Unis et la Chine dominent le classement avec des PIB respectifs de 26 185 milliards et 21 643 milliards de dollars. Or, ces deux pays ne sont pas considérés comme des géants pétroliers ni comme des territoires particulièrement riches en ressources naturelles.

L’Arabie Saoudite, quant à elle, occupe la 19ᵉ place dans ce classement. Son économie a
longtemps reposé sur le pétrole, mais face à la volatilité des prix, le pays a entrepris une
diversification progressive dès les années 1980, investissant dans l’agriculture, le tourisme et
l’industrie. Malgré cela, il oscille généralement entre la 18ᵉ et la 20ᵉ position mondiale en termes de PIB.

Ces constats démontrent que les ressources naturelles, bien qu’importantes, ne suffisent pas à hisser un pays au rang de puissance économique mondiale. Les États-Unis et la Chine illustrent cette réalité : leur domination repose avant tout sur l’innovation, les sciences et les technologies.
Ce modèle oriente la réflexion vers une stratégie alternative : celle de l’économie du savoir,
moteur du développement durable et de la compétitivité internationale.

Économie et savoir : l’innovation comme moteur du développement

L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) a récemment publié son
classement de l’Indice Mondial de l’Innovation (IGI), un baromètre qui évalue la performance
des pays en matière d’innovation. Cet indice repose sur près de 80 indicateurs, couvrant
l’environnement politique, le système éducatif, les infrastructures et la création de savoirs. Les données révèlent que certains secteurs se distinguent particulièrement par leur dynamisme en matière d’innovation. Entre 2019 et 2023, les domaines les plus innovants ont été, dans l’ordre, le matériel TIC et l’équipement électronique, l’industrie pharmaceutique et biotechnologique, les logiciels et services TIC, ainsi que l’automobile. Cet essor est largement soutenu par des investissements conséquents en recherche et développement (R&D), bien que la répartition des financements ne suive pas toujours ce classement.

L’IGI place les États-Unis et la Chine respectivement à la troisième et à la onzième position du classement mondial de l’innovation. Les États-Unis, régulièrement en tête, se distinguent par un investissement massif dans la R&D, un écosystème entrepreneurial dynamique et des universités de renommée mondiale. De son côté, la Chine a connu une ascension fulgurante. Dans les années 1960, son niveau technologique était comparable à celui des pays africains et latino-américains.

Aujourd’hui, elle est devenue le premier déposant de brevets d’invention au monde, avec 4,76 millions de brevets enregistrés en 2024, dépassant ainsi les États-Unis.
Le brevet, en tant que titre de propriété intellectuelle, confère un droit exclusif sur une invention, définie comme une solution technique à un problème donné. Pour être protégée, une invention doit être nouvelle, non évidente et applicable industriellement. Plus qu’un simple outil juridique, le brevet est un actif stratégique qui peut être valorisé auprès d’investisseurs ou cédé à des tiers. Il joue un rôle clé dans le renouvellement des investissements en R&D et la compétitivité des organismes de recherche.

L’essor de la Chine, aujourd’hui deuxième puissance économique mondiale, repose largement sur sa capacité d’innovation. Selon une étude du chercheur Agab Akli publiée dans la Revue Forum d’études et de recherches économiques, la Chine est le deuxième pays au monde en termes de dépenses en R&D, combinant investissements publics et privés. Elle détient également le plus grand nombre de chercheurs, surpassant à elle seule les pays émergents réunis de 1,47 fois en 2019. Sur le marché des exportations de haute technologie, elle confirme son hégémonie mondiale.

L’enseignement supérieur chinois joue un rôle déterminant dans cette dynamique. En 2019, la Chine comptait plus de 1 800 établissements universitaires, qui ont contribué activement aux performances technologiques du pays. En 2006, ces institutions avaient déjà déposé 4 802 brevets, un chiffre supérieur à celui enregistré en 2024 par les 17 pays membres de l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI). Ce succès s’explique par une orientation stratégique de la recherche universitaire vers des domaines appliqués et une coopération étroite entre universités et entreprises, favorisant ainsi l’innovation et le transfert technologique.

Ces tendances confirment que la puissance économique ne repose pas uniquement sur
l’exploitation des ressources naturelles. L’innovation, soutenue par un investissement massif en recherche et en éducation, apparaît comme un levier incontournable du développement et de la compétitivité à l’échelle mondiale.

Le Sénégal face au défi de l’innovation : au-delà des ressources naturelles Le lancement de la stratégie nationale du New Deal Technologique, le 24 février 2025, marque une opportunité majeure pour le Sénégal. Ce programme vise à vise à accélérer la transformation numérique du pays et à en faire un moteur clé du développement économique et social. À l’image du cordon ombilical coupé à la naissance, il symbolise une rupture nécessaire avec une dépendance excessive aux ressources naturelles, notamment les hydrocarbures, dont l’exploitation vient à peine de commencer. Pour garantir un développement économique durable, il devient impératif de privilégier l’investissement dans l’innovation technologique et la transformation locale des matières premières.

L’économie sénégalaise repose sur trois grands secteurs : le primaire (agriculture, élevage, pêche, sylviculture), le secondaire (industrie, construction) et le tertiaire (services). Le secteur primaire représente 33,8 % des actifs, avec l’agriculture employant à elle seule 78 % des travailleurs de ce secteur. Pourtant, le secondaire, qui englobe les industries de transformation, ne mobilise que 16,2 % de la population active, et la fabrication agroalimentaire ne concerne que 11,8 % des emplois de ce secteur selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD, 2024). Ces chiffres témoignent d’une faible valorisation des produits agricoles sur place.

L’exemple de la filière mangue, l’un des fruits les plus cultivés au Sénégal, illustre parfaitement les limites du modèle actuel. En effet, l’arboriculture fruitière occupe une large part des ménages agricoles, et la culture des manguiers est particulièrement répandue selon l’ANSD (2024) dans des régions comme Kédougou (95,7 % des producteurs), Kaffrine (85,2 %), Kaolack (84,9 %), Thiès (81,9 %), Fatick (81,6 %) et Ziguinchor (79,2 %). Entre 2014 et 2018, la production de mangues a progressé de 125 000 à 133 518 tonnes, avec une croissance annuelle moyenne estimée à 1,7 % (Diop, 2020). Grâce à la diversité des zones de production, le Sénégal bénéficie d’une période de récolte plus longue que celle du Mali et de la Côte d’Ivoire, s’étendant sur six mois au lieu de quatre.

Cependant, la politique actuelle privilégie l’exportation des mangues fraîches au détriment de la transformation locale. Chaque année, entre 19 000 et 21 000 tonnes de mangues sont exportées sous forme brute, alors que la production commerciale atteint environ 50 000 tonnes. Sur le marché intérieur, 25 000 tonnes sont consommées à l’état frais, 4 500 tonnes servent à la production de jus et seulement 500 tonnes sont transformées en mangues séchées selon Mbodj (2024). Une quantité importante de mangues se perd faute d’infrastructures adaptées, de moyens financiers pour les producteurs et d’une politique industrielle ambitieuse.

Pour inverser cette tendance, il est essentiel d’adopter une approche axée sur l’innovation et la valorisation locale. Le développement de l’industrie agroalimentaire, le renforcement des unités de transformation et la mise en place de chaînes logistiques performantes doivent devenir des priorités. Au-delà de la mangue, cette dynamique pourrait s’appliquer à d’autres filières comme l’anacarde et les produits halieutiques. L’enjeu est de faire du Sénégal un acteur clé de la transformation agro-industrielle en Afrique de l’Ouest, en s’appuyant sur les technologies modernes et les savoir-faire locaux.

Conclusion
La bonne gestion des ressources naturelles constitue un atout stratégique pour le développement économique. Toutefois, ces ressources, à elles seules, ne suffisent pas à faire émerger un pays. Il devient alors primordial de maîtriser les chaînes de valeur des matières premières et d’orienter la  production vers des biens à haute valeur ajoutée. C’est dans cette dynamique que peut naître une véritable politique de l’emploi, en misant sur la transformation locale et l’innovation.

Des pays comme la Chine ont rapidement compris que le progrès technologique est intrinsèquement lié à la croissance économique. Cependant, cette corrélation repose sur un
investissement massif et soutenu en recherche et développement. Aujourd’hui, les nations qui réussissent sont celles qui parviennent à tirer profit de l’innovation pour renforcer leur
compétitivité sur la scène internationale.

Dans ce contexte, les outils de la propriété intellectuelle jouent un rôle essentiel en stimulant la dynamique d’innovation des pays émergents. Néanmoins, leur efficacité dépend d’un cadre réglementaire adapté, conçu pour promouvoir les acteurs locaux. Sans une politique adéquate, la propriété intellectuelle risque de devenir un frein pour les économies en développement, au profit des grandes puissances industrielles.

En définitive, il apparaît évident que c’est le savoir qui fait l’économie. Pour illustrer cette idée, nous reprenons avec conviction l’expression d’Awa Kane FALL, représentante des élèves lors de la rencontre tripartite, gouvernants, patronat et syndicats : « L’éducation n’est pas une dépense, mais un investissement. » Dans le même esprit, nous formulons l’affirmation suivante : « La recherche orientée vers les priorités n’est pas une dépense, mais un investissement. » C’est seulement en misant sur le savoir et l’innovation que le Sénégal bâtira une prospérité durable.

Pape Issakha DIEYE
Docteur en Chimie Analytique de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar,
Auditeur du Mastère professionnel Ingénieur-Brevet de l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI) à l’Institut National Polytechnique Houphët Boigny de Yamoussoukro, Côte d’Ivoire.

Thierno Bachir SY
Doctorant en Sciences de l’Environnement de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar
Secrétaire général du Forum des jeunes Chercheurs et Universitaires du Sénégal (FOCUS).
Mercredi 5 Mars 2025
Dakaractu



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