Sur la réforme de l’article 65 du Statut des magistrats ( Par Souleymane Téliko, Magistrat)


Le 03 novembre dernier, le gouvernement  du Sénégal faisait passer en Conseil de ministres un projet  de loi organique  sur la  Cour suprême  comportant  beaucoup d’innovations. A  la suite de la  levée de  bouclier des magistrats, le gouvernement retira la disposition qui prévoyait  un mandat pour le Premier président de la Cour suprême.
 Mais le lendemain, le Garde des Sceaux, ministre  de la justice, annonça  sur le plateau de la télévision RTS  que, finalement, il avait été décidé de relever l’âge de la retraite pour une catégorie de magistrats dont le  Premier président  de la Cour suprême et le Procureur général près ladite cour.
Le samedi 26 novembre  2016, l’Union des magistrats sénégalais (UMS) faisait publier, à l’issue d’une  assemblée générale extraordinaire, une résolution par laquelle  les magistrats  marquaient leur désapprobation par rapport à cette modification de leur  Statut et appelaient au  maintien du statut quo  sur l’âge de la retraite.
Cette position  de l’UMS nous semble  amplement   justifiée au regard des enjeux de la  réforme envisagée.
 En effet, si, par  son contenu  inédit  et le procédé  peu orthodoxe utilisé pour sa mise en œuvre,  le projet initial relatif au mandat posait,  incontestablement, des problèmes d’ordre éthique et légal,  cette nouvelle réforme de l’article 65  du Statut  des magistrats nous paraît tout autant  discriminatoire  ( I ) et  porteuse de dangers pour l’indépendance  de la justice ( II) .
 
 
    I : la réforme de l’article 65, une mesure discriminatoire
 
La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme commence par  cette phrase saisissante : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».  La notion d'égalité en droits et son corollaire, la non-discrimination, sont au cœur même de la protection des droits de l'homme.
S’appliquant à tous les domaines régis par la loi et à tous les secteurs de l’activité publique,  le principe d’égalité  devant la loi  se  décline, dans la fonction publique, en trois  composantes :
  • Principe  d’égal accès  aux emplois ;   
  • Principe de l’égalité des sexes ;
  • Principe de l’égalité de traitement.
Cette troisième  composante  traduit bien  la   portée du principe de non  discrimination  défini comme étant l’interdiction de procéder à un traitement différencié  de personnes se trouvant dans  la même situation  juridique.
Ainsi,  une  différence de traitement  cesse d’être  une discrimination dès lors que l’une des conditions suivantes est réunie :
  • Les situations en cause  ne  sont pas identiques : par exemple, il a été jugé que la situation  d’un couple marié n’est pas analogue à celle  d’un couple  non marié[[1]]url:#_ftn1 et  qu’en pareil cas, un  traitement différencié  pouvait  se  justifier.
  • Il existe des raisons objectives et raisonnables : Cette condition  s’apprécie par  rapport au but  et  aux effets  de la mesure considérée.
La différence de traitement n’est donc  constitutive d’ atteinte au principe de non- discrimination qu’en cas  de situations juridiques analogues et d’absence de raisons objectives et raisonnables pouvant justifier ladite différence de traitement.
Qu’en est-il de notre projet de réforme ?
Aux  termes de l’article 65 dudit projet : «  La limite d’âge pour les magistrats soumis au présent statut est fixée à 65 ans.
Toutefois,  est fixée à soixante -huit ans la limite d’âge des  magistrats  occupant les  fonctions de Premier président, de  Procureur général  et de président de chambre à la Cour suprême. Il  en est de même pour les magistrats occupant les fonctions  de Premier  président et de Procureur  général d’une cour  d’appel ».
Cette réforme fait ainsi la part belle à un groupe restreint de magistrats, en l’occurrence 18 d’entre eux sur plus de 500  que compte l’effectif du corps.
La différence  de traitement  est  donc manifeste. Reste à savoir si  elle est justifiée au regard des deux critères posés  plus haut.
Les  deux situations  sont-elles identiques ?
Certains, pour trouver une justification à cette mesure, ont fait le parallèle  avec la  situation  du corps des enseignants  où la limite d’âge pour  la  retraite n’est pas la même pour tous.   Il s’agit  là d’une erreur manifeste  d’appréciation. En effet, il faut rappeler que le corps des fonctionnaires  est  classé, en fonction du niveau de recrutement, en catégories ou  hiérarchies A ( fonctionnaires de conception, de coordination ou de contrôle),                     B ( fonctionnaires d’exécution),     C (  fonctionnaires d’exécution moyenne) ,  D ( fonctionnaires  exécutant des tâches simples) ou E ( fonctionnaires exécutant des tâches  manuelles).
Chacune de ces catégories comporte des grades  qui donnent vocation à occuper des emplois.
Si les rémunérations et  les primes peuvent  varier d’un grade  ou d’un  emploi à l’autre, les conditions d’accès  ou de cessation de fonction restent, en revanche, les mêmes au sein  de chaque  catégorie. Les différences de traitement notées au sein du corps des enseignants viennent du fait  que ces derniers appartiennent à plusieurs catégories, en fonction du niveau de recrutement. Ainsi, le professeur  d’université  n’est pas de la même  catégorie  que le professeur d’enseignement moyen secondaire (B)
Les enseignants relevant, selon leur niveau de recrutement, de catégories différentes et n’étant donc pas dans une  même situation juridique,  la différence  du traitement  qui leur est réservé relativement à l’âge de la retraite  ne  peut donc constituer une violation du principe de non-discrimination.
Il en est de même des militaires qui partent à la retraite à 45, 56 ou 60 ans, selon qu’ils appartiennent à la catégorie des hommes de troupes, des sous-officiers ou des officiers. La limite d’âge de 45 ans fixée pour les hommes de troupes s’explique en partie par les aptitudes physiques  que requiert l’accomplissement de leur mission.
Concernant, par contre, le corps de la magistrature, aucune différence de cette nature  ne peut être invoquée  dans la mesure où tous les magistrats (du débutant  au Premier président de la Cour suprême) relèvent du même niveau de recrutement  et exercent la même  nature d’activité. La réforme envisagée  qui est adossée à l’emploi,  va ainsi instaurer une discrimination entre des  personnes relevant de la même catégorie.
D’où l’intérêt de s’interroger sur le bien-fondé de cette  différence de traitement.
Existe-t-il des raisons objectives pouvant  justifier cette discrimination ?
Ce second critère permet de situer la portée de l’exemple français,  très souvent cité  par les partisans  de la prorogation de l’âge de la retraite pour une catégorie de magistrats. Certes, le Premier président  de la Cour  de  cassation française et le Procureur général près ladite cour ne prennent leur retraite qu’à l’âge de  68 ans  alors que leurs autres collègues  ont juste la possibilité de solliciter une prorogation qui peut leur être refusée. Mais  il convient de préciser  que ces deux hautes  autorités judiciaires  sont choisies par  leurs pairs,  à l’issue d’une procédure durant laquelle le candidat décline sa vision de la justice  et  le projet  d’amélioration qu’il compte mettre en œuvre. Ce mode  de choix confère à ces deux autorités une légitimité qui, aux yeux de l’ensemble du corps judiciaire français, fait passer la discrimination au sujet de l’âge de la retraite comme parfaitement justifiée. Chaque système  comporte une cohérence et une logique propres.  Transposer certaines des règles d’un système étranger en oubliant la cohérence qui les fonde est une option dénuée de pertinence.
Nous restons persuadé  que si, au Sénégal, le Premier président  de la Cour suprême et le Procureur général près ladite Cour étaient  proposés, non pas par le ministre de  la justice, mais par les magistrats, la perspective d’un  privilège  sur l’âge de la retraite serait mieux  perçue, à défaut d’être adoubée.
S’agissant de la réforme envisagée de l’article 65 du Statut des magistrats, le  seul  argument avancé, à ce jour,  par les autorités, est celui relatif au départ massif de magistrats à la retraite.  S’agit-il  là d’une  raison objective  et raisonnable  pour justifier la discrimination ? En réalité, on ne  peut répondre valablement à cette question  que si  on la pose  autrement : En quoi cette  réforme  est-elle utile à la justice ?  
A cet égard, on oublie  trop souvent que,  si la justice est rendue au nom  du peuple, elle doit aussi être administrée dans l’intérêt exclusif  des populations. Or, sous ce rapport, une simple  analyse des implications de cette réforme permet de prendre la mesure de ses effets néfastes sur  l’un des piliers  essentiels de la justice que constitue l’indépendance des juges.
 
 II : La réforme de l’article 65, une menace pour l’indépendance de la justice.
En disposant à l’article 90 de notre Charte fondamentale que, dans l’exercice de leurs fonctions, les juges ne sont soumis qu’à l’autorité de la loi, le constituant sénégalais a entendu donner l’exacte mesure de cette condition qui exige des magistrats qu’ils s’affranchissent de toute forme d’influence.
Ainsi entendue, l’indépendance renvoie non seulement à une question d’état d’esprit, mais également aux rapports que la justice entretient avec les autres pouvoirs ou groupes de pression.
La consécration formelle de l’indépendance des juges ne suffit  donc pas à en faire une réalité. Pour être effective, l’indépendance doit être garantie de manière à ce que le juge soit assuré de pouvoir exercer son office en son  âme et conscience, sans s’exposer à des mesures de représailles de la part de l’exécutif ou d’un quelconque autre pouvoir .
La combinaison de l’article 65 du projet avec les dispositions du texte portant organisation du Conseil supérieur de la magistrature permet de se rendre compte à quel  point cette réforme est susceptible de mettre à  mal le principe de l’indépendance de la justice. En effet,  la  mesure envisagée subordonne la prorogation de l’âge de la retraite à l’exercice de certaines fonctions. Or,  comme indiqué à l’article 8 du Statut portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, les  propositions de nomination sont du ressort exclusif du ministre de la justice. Autrement dit, c’est au pouvoir exécutif  que reviendra le privilège de décider si le  magistrat,  qui est à quelques mois  de la retraite, devra  cesser d’exercer ses fonctions à 65 ans ou les prolonger jusqu’à 68  ans.  Peut-on imaginer pire scénario de fragilisation pour les magistrats ? Combien  seront-ils à pouvoir  résister à la tentation de se rendre docile  dans le seul  but  d’obtenir le fameux sésame  ouvrant droit à une prorogation ?
Il s’y ajoute que, même après avoir  décroché le droit à une  prorogation, le magistrat ne sera pas, pour autant,  au  bout de ses peines et  angoisses. En effet, la retraite à 68 ans étant liée à l’exercice  effectif de certaines fonctions (comme l’indique le terme « occupant » dans l’article 65),  celui qui,  à 66  ans,  cesse d’exercer lesdites  fonctions (pour affectation ou autre raison) devrait, en toute logique,  faire aussitôt valoir ses droits à la retraite.
On imagine aisément que,  dans une  telle situation de précarité, certains magistrats feront  sans doute tout pour entrer dans les bonnes grâces du  pouvoir exécutif  afin d’ obtenir l’emploi  ouvrant droit à la prorogation et,  une fois au perchoir, feront  également  tout pour y rester.   Nous  n’osons pas  croire  que ceux qui ont élaboré ce texte aient pris toute la mesure de ses  effets dévastateurs pour la justice. Mais, en tout  état de cause, ils doivent  savoir qu’en faisant voter cette loi, ils  auront porté la  lourde responsabilité d’avoir semé les germes  du « larbinisme »  et du « carriérisme » dans  cette justice  que l’on voudrait pourtant forte, indépendante et crédible.
Au regard de toutes ces considérations, nous ne pensons pas que la raison tenant au départ à la retraite de quelques magistrats, fussent-ils de hauts magistrats, puisse, à elle seule, justifier  qu’on  compromette à ce point l’indépendance de la justice.
 
 
 
Conclusion
Il semble que de bonnes volontés  soient  entrain de travailler à la  décrispation de la situation. Si  tel est le cas, il faut s’en féliciter car la justice est l’affaire de  tous et pas seulement celle des  professionnels. C’est, précisément fort de cette conviction que nous avons pris l’option  de contribuer à  l’enrichissement de la réflexion sur les  enjeux et implications de cette réforme. Le débat sur la justice est, en effet, trop important pour être confiné entre les murs d’un palais.
Naturellement, pour que ce  dialogue puisse être fécond, il est nécessaire que les  acteurs de la justice fassent preuve d’ouverture d’esprit et  de sens  du dépassement et  acceptent de  bon cœur, que les opinions les plus divergentes puissent s’exprimer  dans la courtoisie, mais aussi  dans le strict respect  du devoir de vérité.
En un mot, nous devrions tous  nous inspirer de cette sagesse que l’on prête à Voltaire : «  Je ne  suis pas d’accord  avec ce que vous dites, mais je me battrais  jusqu’à  la mort pour que vous ayez le droit de le dire »
 
 
Souleymane TELIKO, Magistrat
 
Fait à Dakar, 03 Décembre 2016
 
[[1]]url:#_ftnref1 Affaire Lindsay C/ Royaume Uni : Cour européenne  des droits  de l’homme
Samedi 3 Décembre 2016




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