Mouammar Kadhafi, Guide aux multiples visages

Cette révolution-là ne figurait pas au programme du Livre vert. C'est pourtant elle qui a dévoré un Guide déboussolé, vieilli, usé et fatigué, après quarante et un ans d'un pouvoir sans partage. Mouammar Kadhafi avait échappé à tant de pièges creusés sous ses pieds, ou qu'il avait lui-même amorcés par ses changements de cap, qu'il était parvenu à s'imposer au monde entier comme un personnage aussi impossible qu'inévitable.


Mouammar Kadhafi, Guide aux multiples visages
Un dictateur solvable grâce à son pétrole. Un potentat bouffon et brouillon, aux imprécations meurtrières ou incompréhensibles. Pendant ces quatre décennies qui ont vu dans le monde arabo-musulman périr  bien des idéologies, le colonel n'a cessé de changer  de rôle. Militaire, il se donna le rang de colonel, la seule limite qu'il sut s'imposer. Révolutionnaire, il épousa toutes les causes pourvu qu'elles fussent extrêmes. Visionnaire, il se voulut le phare de l'arabisme, puis le sage de l'Afrique, avec le même insuccès. Réaliste, il pratiqua la révolution à 360 degrés, le tombeur de l'émir de la Cyrénaïque (Idriss Ier, devenu souverain de Libye) finissant roi de la Tripolitaine, dans la fureur et le sang.
Né vers 1942, sous une tente en peau de chèvre, quelque part dans le désert des Syrtes, Mouammar Kadhafi  aurait pu rester  longtemps confiné dans son village comme tant d'autres Libyens. Mais l'influence de sa famille, qui avait pris part à la longue lutte contre le pouvoir  colonial italien, le projette rapidement dans un monde où les préoccupations politiques dominent. Il a 17 ans quand, avec ses camarades de l'école secondaire de Sebba, il organise ce qu'il appellera par la suite ses"premières activités révolutionnaires pratiques", en fait d'innocentes réunions secrètes.
Le jeune Mouammar et ses amis, qui, depuis la nationalisation du canal de Suez, assistent émerveillés à l'irruption du nassérisme sur la scène internationale et au réveil de l'arabisme, sentent confusément que leur pays demeure, par la faute de ses dirigeants, à l'écart du grand mouvement d'émancipation arabe.
UNE VIE ASCÉTIQUE
Diplômé d'histoire de la faculté de droit en 1963, Kadhafi entre l'année suivante à l'académie militaire de Benghazi. Cette décision a été longuement réfléchie : il pense que le chemin le plus court vers la révolution passe par l'armée et réussit àimposer  ses conceptions sur la "voie militaire vers la révolution" à la plupart de ses jeunes amis. Les "officiers libres unionistes" – comme ils s'appellent eux-mêmes –, pour la plupart d'origine modeste, s'engagent, sur l'instigation de Kadhafi, à mener une vie ascétique : leurs journées sont consacrées à l'étude et à la prière. Ils se privent d'alcool, de tabac, ne fréquentent pas les boîtes de nuit et s'abstiennent même d'avoir  des rapports sexuels.
En 1965, Kadhafi termine ses études à l'académie militaire. Il est envoyé l'année suivante en Angleterre, où il suit un stage de perfectionnement de six mois à l'académie militaire de Sandhurst. De retour en Libye, il se consacre entièrement à ses activités militaires, tout en poursuivant un travail de sape clandestin. La défaite arabe de juin 1967 face à Israël le pousse à accélérer  ses préparatifs. La décision de renverser  le régime du roi Idriss est prise. Le 1er septembre 1969, le coup d'Etat est un succès éclatant.
Il prend rapidement l'ascendant sur ses pairs. Son visage émacié, aux traits réguliers, son œil noir et volontaire, son sourire  crispé deviennent rapidement légendaires. "La révolution libyenne est un aspect du nationalisme arabe que vous prônez et dont vous êtes le chef." C'est en ces termes que le jeune colonel Mouammar Kadhafi s'adresse au président Gamal Abdel  Nasser dix jours après le renversement de la monarchie des Senoussi.
MODÈLE ÉGYPTIEN
Son souci d'imiter  le modèle égyptien frise l'obsession et parfois le ridicule. Le décalage est cependant net entre le régime nassérien, assagi par ses nombreux revers, et l'impétueux colonel, impatient d'atteindre  des objectifs que Le Caire estime depuis longtemps illusoires. Après la mort de Nasser, le 28 septembre 1970, fort des ressources pétrolières de son pays, il s'estime le plus qualifié pourrelever  l'étendard du panarabisme, mais un projet de "fédération à liens souples"associant à la Libye l'Egypte et la Syrie périclite bien vite. Rapidement brouillé ou en froid avec la plupart des pays arabes, Kadhafi est marginalisé. Cet isolement s'accentuera après la guerre d'octobre 1973, pour laquelle il n'est pas consulté.
C'est en partie pour briser  les réticences des Libyens alimentées par ces piètres résultats, que Kadhafi a lancé, la même année, sa "révolution culturelle". Il faut, dit-il à son peuple, "brûler les livres qui contiennent des idées importées de la réaction capitaliste ou du communisme juif". Il affirme que la seule idéologie autorisée sera celle émanant du livre de Dieu, le Coran, et invite les "citoyens libres" à prendre  en main les institutions, les principaux services publics, et à assumer  le contrôle des postes de commande. "La chasse aux ennemis de la révolution" est érigée en vertu. Mais elle s'enlise rapidement.
Pour faire  face une opposition naissante, le colonel Kadhafi compte sur le soutien des franges les plus défavorisées de la population (Bédouins, travailleurs urbains, jeunes). Il fait adopter  ses conceptions du "pouvoir populaire direct" pour instaurer un système de gouvernement qui constitue à ses yeux "la première véritable démocratie depuis Athènes".
Fondée sur la "théorie de la troisième voie", exposée dans le fameux Livre vert du chef libyen – dont le premier fascicule paraît en 1976 –, la nouvelle forme de"gouvernement du peuple" s'exerce par le truchement des "congrès populaires de base" (auxquels chaque citoyen appartient automatiquement), des "comités populaires de base" (qui en sont les organes exécutifs) et des syndicats et unions professionnelles : la base d'une pyramide au sommet de laquelle se situe le Congrès général du peuple, devenu l'instance suprême de la Libye, appelée désormais la Jamahiriya ("l'Etat des masses").
Quant au colonel Kadhafi, il devient le secrétaire général du Congrès général du peuple. Pour lui, le socialisme préconisé découle directement de l'islam, qui est "le message éternel, la révolution continue, une idéologie nouvelle et la mère des théories". S'estimant suffisamment fort, il fait exécuter  en avril 1977, pour la première fois, une trentaine d'opposants. Ils ne seront pas les derniers.
Pour mieux pouvoir  se consacrer  à l'"action révolutionnaire", le colonel Kadhafi se décharge en septembre 1978 de toutes ses fonctions officielles.
"LE PRINCIPAL AGENT DE MOSCOU SUR LE CONTINENT AFRICAIN"
Mais en sa qualité de Guide de la révolution, il demeure toujours l'autorité suprême du pays. Déçu par ses échecs arabes, il se tourne vers le continent africain et accuse la France, dont il s'était pourtant rapproché, de soutenir  les "régimes réactionnaires" en Afrique, et de n'être  que "la griffe de la patte américaine sur le continent africain". Une politique d'intervention tous azimuts lui vaut à nouveau de multiples déconvenues au Maghreb et en Afrique noire. Il connaît cependant sa première victoire politique et militaire en décembre 1980 lorsque les blindés libyens font pencher  le sort de la bataille de N'Djamena en faveur du président tchadienGoukouni Oueddeï, précipitant la défaite d'Hissène Habré.
La victoire tchadienne de Kadhafi suscite cependant des inquiétudes à Washington. Avec l'arrivée au pouvoir  de la nouvelle administration américaine du président Reagan, le colonel libyen devient l'homme à abattre. Tripoli est le centre de ralliement de tous les mouvements de libération nationale opposés à l'"impérialisme" américain. Pour le président Reagan, il est avant tout le "principal agent de Moscou" sur le continent africain.
Au fur et à mesure que se précisent les menaces américaines, celui qui fut, à l'instar de son maître Nasser, l'un des champions de la politique de neutralisme, s'aligne de plus en plus sur le bloc soviétique. La CIA est-elle autorisée alors àmener  une opération de déstabilisation contre le colonel Kadhafi, ainsi que l'affirme, en novembre 1985, le Washington Post ? Après des attentats perpétrés dans les aéroports de Vienne et de Rome, en janvier 1986, le président Reagan l'accuse à nouveau de commanditer  le terrorisme international. Il est devenu la cible de l'aviation américaine qui bombarde la caserne de Bab Al-Aziziya  dans la nuit du 14 au 15 avril. Sans succès.
RETOUR EN GRÂCE INTERNATIONAL
Alors que le marasme économique touche la Libye, du fait de la chute des cours du brut et du fiasco de la "révolution", le colonel Kadhafi semble hésiter. Les attentats de décembre 1988 à Lockerbie contre un Boeing américain de la PanAm et de septembre 1989 au Niger contre un DC-10 français d'UTA lui sont cependant imputés. Il est accusé également de lancer, à l'instar de Saddam Hussein, un programme prohibé d'armes chimiques.
En 1992, l'ONU vote un embargo contre la Libye. Le colonel s'engonce dans un lancinant isolement. Il faut attendre  1999 pour que Tripoli se résigne à reconnaître du bout des lèvres sa responsabilité dans les affaires de la PanAm et d'UTA. Le renversement par les troupes américaines de son homologue pétro-dictateur irakien, en mars 2003, précipite la nouvelle mue du colonel.
Pour s'épargner  un sort aussi funeste, Mouammar Kadhafi donne des gages à Washington. Sur le dossier de Lockerbie (Paris devra attendre  pour obtenir  un règlement de son contentieux), mais pas seulement. Habile, il joue les auxiliaires dans "la guerre contre le terrorisme" islamiste engagée par George W. Bush depuis le 11-Septembre. Un terrain d'autant plus favorable que le colonel a écrasé dans le sang ses propres djihadistes. L'ancien théoricien de la politique de la bombe, dépassé par Al-Qaïda, met son ancien savoir-faire au service des Occidentaux. Le 19 décembre de la même année, parachevant spectaculairement son revirement à l'égard de l'Occident, le colonel Kadhafi annonce l'abandon d'un programme nucléaire.
Washington l'absout donc, et l'Europe se presse à nouveau, parfois sans grande pudeur, à Tripoli. Tony Blair est le premier, en 2004. Tous suivront.
FORT AVEC LES FAIBLES
Seule la crise des infirmières bulgares, condamnées à mort pour avoir, contre toute évidence, inoculé le virus du sida à des enfants libyens, empêche jusqu'à l'été 2007, après l'arrivée à l'Elysée de Nicolas  Sarkozy qui se saisit du dossier à bras-le-corps, l'accomplissement de cette normalisation. Le président français le paie douloureusement en s'infligeant le calvaire d'une réception en grande pompe du dictateur libyen à Paris au cours de laquelle le colonel Kadhafi multiplie provocations et coups de griffe.
Bruxelles, New York  (à l'occasion d'une assemblée générale des Nations unies) et bien des capitales africaines seront soumises au même traitement, enduré du fait de la solvabilité ou des largesses intéressées d'un pays auquel le colonel s'intéresse par ailleurs peu, ou bien au travers de lubies comme la Grande Rivière artificielle. Il s'agit d'acheminer  vers la côte libyenne, la partie la plus peuplée du pays, l'eau pompée dans de nappes fossiles situées sous le désert, et qui ne peut se renouveler. C'est à son fils Saif al-Islam, un temps paravent d'un système baroque, qu'est attribuée l'idée de profiter  de ce retour en grâce international pourinstaller  le concept de nouvel émirat (pétrolier), d'Eldorado maghrébin.
Fort avec les faibles, le Guide libyen montre une dernière fois les limites de son assagissement en se déchaînant contre la Confédération helvétique, coupable d'avoir  emprisonné brièvement en juillet 2008 son fils Hannibal, suspecté de mauvais traitements contre deux de ses domestiques. La preuve d'une crispation, alors que s'esquisse l'heure d'une complexe succession dynastique. Celle-ci ne pouvait que préparer  sa chute. Pris en tenaille en janvier et en février entre les révolutions tunisienne et égyptienne, le colonel Kadhafi, l'un des rares à déplorer l'écroulement du système Ben Ali, voit, le 17 février, se dresser  contre lui Benghazi la rebelle.
L'intervention de l'OTAN sur pression des anciens amis britannique et français évitera à la dernière minute un écrasement dans le sang. Sauvée de justesse, l'insurrection peut alors instiller  ses poisons. Le Guide libyen n'est pas sans résilience face à la coalition intérieure incertaine qu'il cimente malgré lui mais, à nouveau mis au ban des nations, il s'affaiblit au fil des mois, inexorablement. Il avait découvert trop tard une colère qui lui avait échappé, celle de son peuple.
Jean Gueyras et Gilles Paris
Lundi 22 Août 2011




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