Lien troublant entre l’enseignant Abdoulaye Diop Fall et un groupe extrémiste chiite en Irak : les complexités d’un dossier de terrorisme international.

Jusqu’à une période récente, le Sénégal faisait face à un radicalisme religieux porté par des jeunes issus de la communauté sunnite. Certains d’entre eux ont milité pour le jihad armé et ont rejoint des groupes armés comme l’État Islamique au Nigeria et en Libye. Présentement, il faut parler d’un risque de radicalisme chiite dans notre pays.


Le 27 août dernier, Dakaractu rapportait le cas d’un jeune professeur arrêté par la section de recherches de la gendarmerie pour des faits liés à l’islamisme radical. Le suspect servait en tant que professeur au lycée de Barkédji, dans le département de Linguère. Les gendarmes ont effectué une perquisition et ont trouvé des éléments compromettants contre l’enseignant. Mais à la lecture de l’édition du quotidien Libération de ce lundi 6 septembre, on se rend compte que l’affaire est plus sérieuse que ce qu'on croyait. Selon nos confrères, Abdoulaye Diop Fall puisque c’est de lui qu’il s’agit, a des liens avec un groupe extrémiste chiite basé en Irak. 

 

Le groupe en question, c’est Asaib Ahl al Haq (la ligue des défenseurs du droit). Créé en 2004 par le nommé Qais al Khazali, un ancien de l’armée du Mahdi de l’imam Moqtada as-Sadr, Asaib Ahl al Haq prône l’instauration d’un gouvernement islamique chiite fondé sur la wilaya al Faqih. 

 

C’est lors de son séjour en Irak, dans la ville de Najaf, foyer du chiisme en Irak, qu’Abdoulaye Diop Fall a rencontré un certain « Mahdi » présenté plus tard comme Abu Moustapha. Devant les enquêteurs, écrit Libération, l’enseignant a soutenu avoir été aidé par « Mahdi » qu’il dit avoir rencontré au mausolée de l’Imam Ali, à Najaf. 

 

Selon les informations de Dakaractu, Abdoulaye Diop Fall a obtenu son bac à l’Institut Mozdahir International du Sénégal avant d’obtenir une bourse pour l’université de Koufa, à Najaf (Irak). Sa licence en poche, il rentre au Sénégal et intègre ensuite la Faculté des sciences et technologies de l’éducation et de la formation (FASTEF).

 

  
Sa carrière d’enseignant commence à Barkédji, mais il semble bien que Abdoulaye Diop Fall avait d’autres objectifs parallèlement à sa profession de professeur d’Arabe. L’enquête a permis d’établir qu’il recevait des transferts de fonds par Western Union de la part du même « Mahdi ». Ce, en échange d’un service qu’il devait rendre à cet homme. Libération nous apprend qu’il lui aurait demandé d’accomplir une « importante mission » qui ne serait pas loin d’un recrutement de candidats au jihad. Diop Fall s’est aussi rendu en 2019 en Irak et a fait, aux frais de Mahdi, un séjour à Beyrouth au Liban pour « participer à un entraînement militaire. Autant d’éléments de preuves entre les mains des gendarmes qui ont justifié l’ouverture d’une information judiciaire par le parquet pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, actes d’appui au terrorisme, blanchiment de capitaux et financement du terrorisme. 


Vers une nouvelle ère dans la lutte contre le terrorisme 


La différence avec les dossiers en relation avec le terrorisme traités jusque-là, c’est l’appartenance du suspect à la mouvance radicale chiite suivie de très près par les services secrets de plusieurs pays de l’Occident et du Moyen orient. Ce n’est pas pour rien que Asaib Ahl Al Haq avec lequel l’enseignant sénégalais entretient des relations douteuses est mise sur la liste des organisations terroristes en même temps que son chef Qais al Khazali.


Arrêté en 2007 par les américains en Irak, il est relâché en 2010, en échange de la libération d’un otage britannique. Le groupe radical qui compterait 10 000 combattants a mené des actions aux côtés du Hezbollah lors du conflit Israélo-Libanais. En 2012, il participe à la guerre civile en Syrie et est accusé d’exactions sur des sunnites en 2014. Asaib Ahl al Haq est aussi impliqué dans la guerre contre l’État Islamique aussi bien en Syrie qu’en Irak. L’organisation s’est transformée en parti politique et a participé aux élections au sortir desquelles elle a obtenu 15 sièges au parlement irakien. Néanmoins, sa branche armée reste active. La preuve, Qais al Khazali qui aurait été recruté par le défunt chef de la Force Al Qods, Qassem Soleimani, a menacé en juin 2021 d’attaquer les États-Unis en Irak en réponse à une frappe ayant tué cinq militants irakiens pro-iraniens. 

Loup solitaire ?

La grande interrogation est de savoir comment un sénégalais a-t-il pu être embrigadé par une telle organisation ?  
« L'itinéraire de ce jeune, si les éléments se confirment, semble étonnant car le chiisme sénégalais n'a pas eu cette propension à la violence extrémiste », s’étonne le directeur de Timbuktu Institute, Dr Bakary Sambe qui tout de même reconnaît que « le chiisme est composite chez nous ». «  Il y a le chiisme des syro-libanais plutôt tourné vers le Hezbollah et dont le guide est même reconnu des chefs confrériques du pays. De l'autre côté, il y a un chiisme endogène comme celui cultivé par IIM qui a toujours nié toute accointance avec l'Iran malgré ses liens avec des communautés chiites basées aux États-Unis et, enfin, les Ahlu Bayt, dont on connaît la tolérance », précise le coordonnateur de l’Observatoire des Radicalismes et Conflits religieux en Afrique. 

 

Il nous revient de sources bien informées que l’Institut Mozdahir aurait coupé les ponts avec son ancien étudiant. 

 

Cependant, toujours pour le Dr. Sambe, enseignant chercheur au Centre d’études des religions de l’Université Gaston Berger, « le cas de ce jeune rappelle celui de ceux qu'on appelle les "loups solitaires" qui en un moment se démarquent de la ligne idéologique du mouvement originel soit par le fait de tisser des liens avec des éléments extérieurs soit par un tournant comportemental dû à une expérience particulière à l'étranger ». « Cette phase dans le processus de radicalisation peut mener à ce que nous appelons la rupture sectaire où le sujet en question peut même se retourner contre sa propre communauté », poursuit-il. 

 

Le même cas de figure a été observé chez les salafistes radicalisés au Sénégal. Étudiant à l’Université de Médecine, Moustapha Diop qui est passé à Al Falah s’est radicalisé en Arabie Saoudite au contact d’un Cheikh saoudien. Grâce à ses réseaux, celui qu’on appelait aussi Mouhamed Lamine Diop a financé le voyage de la majorité des candidats à l’hégire au Nigeria et en Libye. C’est ce qui lui a valu le titre de sergent recruteur pour l’État Islamique, en compagnie de deux autres de ses compatriotes.

 

 

Lutte d'influence entre l'Arabie saoudite et l'Iran sous nos tropiques

 

Selon l’enquête, Abdoulaye Diop Fall avait la même mission pour Asaib Ah al Haq. Il reste à déterminer s’il a trouvé des proies comme leurs « ennemis » de l’État Islamique ?  Si la réponse à cette question est l’affirmative, c’est que les services de sécurité du Sénégal ont vraiment du pain sur la planche. Car ils seront appelés à valser entre deux tableaux : traquer les djihadistes d’idéologie salafiste et les extrémistes chiites. Voilà un chantier immense qui risque d’être amplifié par l’adversité entre l’Arabie saoudite et l’Iran. « Il faut voir dans l'implantation du chiisme dans le Sud du pays par exemple comme un fait ayant poussé aussi l'Arabie saoudite et les mouvements qui lui étaient proches à intensifier les actions de Da'wah (prédication) et de 'ighâtha (secours humanitaire, aide sociale) dans cette même région. Je crois qu'il s'est même créé un continuum spatial transcendant les frontières nationales pour établir un véritable réseau entre la Casamance, la Guinée Bissau, la République de Guinée et la Gambie où Yaya Jammeh voulait même à un moment faire de l'arabe la langue officielle. Dans le cadre de cette rivalité entre l'Arabie Saoudite et l'Iran, fut même organisé durant l'été 2018 à Dakar, un séminaire destiné aux mouvements islamiques pour lutter contre "l'influence iranienne" en Afrique », explique Dr Bakary Sambe. 

 

Ce chercheur sénégalais, est d’avis que cette guerre d’influence   « se poursuit dans le domaine éducatif avec l'installation de réseaux universitaires que ce soit chez les salafistes qui souffrent de plus en plus du manque de ressources financières avec le shift idéologique de Ryad où Ben Salman se démarque progressivement du wahhabisme ou chez les chiites qui comptent un réseau performant d'universités dénommées Al-Moustafa, présentes en Guinée, au Niger mais aussi à Dakar ».

 

 

Lundi 6 Septembre 2021




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