La présomption d’innocence au Sénégal : une pensée vide de sens ? ( par Gilbert Coumakh FAYE)


Propos liminaires.
Dans le discours de la méthode paru en 1637, DESCARTES écrit ce qui suit : Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Dans son ouvrage intitulé Méthodologie juridique, Jean-Louis BERGEL écrit : La controverse dans le raisonnement dialectique et le débat juridique ont pour effets, d'abord d'exclure certains arguments en montrant qu'ils ne sont pas pertinents, ensuite d'éliminer certaines solutions parce que déraisonnables, sans pour autant imposer nécessairement un genre d'arguments et une solution contraignante. Il va de soi qu'on ne saurait exclure de la logique juridique les arguments qui ne se réduisent pas à des schémas purement formels, car c'est dans les discussions et les controverses que l'on trouve les argumentations les plus variées qui permettent la justification, la critique et la réfutation qui caractérisent toute réflexion, et particulièrement la réflexion juridique à laquelle la controverse et le débat sont inhérents.
Dans le contexte sénégalais, un constat s’impose : Pas un jour ne se passe sans que le mot « présumé » ne fleurisse dans les UNES des articles de presse consacrés à des affaires judiciaires, à nous servir au quotidien. Hélas, toujours à contresens. La présomption d’innocence en droit sénégalais se présente à l’heure actuelle comme un sujet d’une brulante actualité au regard des affaires dont la justice a été saisie, mettant au prisme des valeurs a priori contradictoires. Mais que peut-on encore dire de ce principe supposé à tort ou à raison comme fondamental dans le droit de la procédure pénale, qui n’a pas été dit ?

La consécration de la présomption d’innocence.
Commençons par préciser que la présomption d’innocence a été consacrée par des instruments juridiques internationaux ratifiés par le Sénégal, donc incorporés à l’ordre juridique sénégalais. Dans cette perspective, l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1978 dispose avec force que Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.  L’article 11 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 précise avec insistance que Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. La Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples dispose sans ambiguïté en son article 7 ce qui suit : Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : le droit à la présomption d'innocence, jusqu'à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente.

La présomption d’innocence foulée aux pieds.
Il faut faire remarquer que malgré ce bouclier législatif apparemment infranchissable, il ne se passe pas un jour sans que cette présomption ne soit foulée aux pieds dans l’indifférence générale, même par la presse spécialisée. On ne compte plus les formulations telles que : « l’auteur présumé », « le présumé violeur », « le présumé terroriste », « la fraude présumée », « le présumé assassin », « le présumé voleur ou escroc » etc., alors qu’aucune décision de justice n’a été rendue. Toutes ces expressions sont de nature à fouler aux pieds le principe de la présomption d’innocence. Comment alors expliquer cette manie invraisemblable et pourtant si répandue ?

La présomption d’innocence, une garantie en apparences.
Pourtant, elle se présente dès lors comme une garantie pour les justiciable à partir du moment ou en application de ces textes, la culpabilité d’une personne doit résulter, hors les cas où la loi en dispose autrement, d’une décision de justice ayant acquis le caractère définitif. Cette règle pose indiscutablement une vérité légale sous la forme d’un principe. Il consiste à affirmer qu'une personne soupçonnée d'avoir commis un crime ou un délit est, et demeure innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie devant un juge. L’innocence de tout individu soupçonné d'infraction. Pourtant il n’en est absolument rien, d’autant plus que la personne est toujours suspectée d’avoir commis l’infraction à elle reprochée.

La présomption d’innocence et la suspicion.
Il y a deux choses qu’il convient dès lors de mettre en exergue dans de pareilles circonstance. Il s’agit de la présomption d’innocence et de la suspicion d’infraction pénale qui entretiennent depuis fort longtemps des relations totalement ambiguës dont la ligne de démarcation n’est pas toujours facilement traçable par le commun des mortels. Leurs relations sont faites d’attractions réciproques et de répulsions, serait-on tenté de dire. La suspicion en droit pénal est le fait de considérer qu'une personne a peut-être ou probablement commis une infraction, et qu'elle est susceptible de poursuites devant les juridictions répressives. Les pouvoirs publics doivent alors renforcer la présomption d’innocence face à cette suspicion parfois légitime. C’est justement la raison pour laquelle, le suspect bénéficie d’un certain nombre de droits qui lui sont reconnus. L’œuvre est magistrale, la volonté est louable. Mais faudrait-il encore à l’heure actuelle se fier à la présomption d’innocence ?  La question mérite d’être posé.

La présomption d’innocence, une fiction ?
Pour certains juristes, elle n'est qu'une fiction que le droit a inventé pour tenter de satisfaire un objectif : éviter que le suspect ne soit assimilé au coupable avant que le juge ait accompli son office. Cependant, la présomption d'innocence semble une garantie bien fragile pour le suspect devant l'énergie collective dégagée par la suspicion. Le législateur et les juges, d'ailleurs, le savent fort bien. Une disposition du code de procédure pénale, par exemple, permet au juge d'instruction de placer ou de maintenir un suspect en détention provisoire, après une inculpation, peut être « pour mettre fin à l'infraction ou pour prévenir son renouvellement, ou pour préserver des éléments de preuve ». L'ironie est énorme. Cette règle signifie que le juge d'instruction suppose déjà la culpabilité du suspect, alors qu'aucune condamnation n'est encore intervenue, et qu'il choisit de le placer ou de le maintenir en détention pour éviter la récidive. A quoi sert donc la présomption d'innocence si le législateur et les juges n'y croient pas eux-mêmes ?

Les conséquences désastreuses de la présomption d’innocence.
Alors que ce qui détruit l’individu à son propre égard et à l’égard de tous, c’est l’excès incontrôlable de suspicion ou la suspicion illégitime parfois.  Lorsqu'un personnage politique, un homme d'affaires, un sportif de haut niveau ou un simple citoyen est publiquement accusé d'avoir commis un délit ou un crime, le mal est consommé irrémédiablement ; la salissure, immédiate et cependant fausse peut-être, ou exagérée, produit sur-le-champ des conséquences défavorables et laisse une trace dont l'individu ne se défait pas. Pourtant, il n'en demeure pas moins que d'un point de vue judiciaire, le rattachement de ces personnes à une ou plusieurs infractions pénales n'est pas établi, et ne le sera peut-être jamais. La présomption d'innocence n'est alors d'aucun secours. Elle ne sert à rien car elle n'a aucune incidence favorable au suspect sur l'opinion qui s'est déjà formée dans l’imaginaire collectif. C'est une coquille vide que les pouvoirs publics arborent cependant comme étant l'un des principes fondamentaux de notre ordre social et que la presse rappelle comme une clause de style, mais dont personne, en définitive, n'est vraiment dupe. Or, ce qui importe pour tout citoyen n'est pas « d'être considéré comme innocent » par la loi lorsque s'élève une accusation, mais, bien au contraire, d'échapper aux suspicions exercées à tort ou de manière excessive.

L’absurdité de la présomption d’innocence.
La suspicion est une donnée universelle. Il s’agit en quelque sorte d’un produit naturel de la pensée. Pourtant, à ce stade, la personne n'est peut-être pas coupable. Et, dans notre pays, il n'appartient qu'aux juges de décider de la culpabilité ou de l'innocence d'un individu. Mais il pèse sur la personne une forte suspicion que la présomption d'innocence renforce au lieu de l'anéantir ou de la réduire. Il faudra bien un jour admettre que la présomption d'innocence ne lave pas plus blanc que la suspicion ne salit, pour reprendre l’expression d’une doctrine avisée. Le langage courant entretient d'ailleurs une véritable cacophonie des mots qui met en lumière la complexité de la question. Ne dit-on pas, par exemple, que « l'auteur présumé d'un crime vient d'être appréhendé par les forces de l'ordre », tout en soulignant de temps à autre, et toujours a posteriori, qu'il bénéficie quand même de la présomption d'innocence ? Il faudrait pourtant que l’on s'entendre. On ne peut en même temps être « présumé coupable » et « innocent » d'un crime. Cette duplicité est absurde.

L’excès de suspicion, sources d’erreur judiciaire ?
L’excès ou l’abus de suspicion n’est seulement pas de nature à faire croire à la culpabilité dans l’opinion publique, il peut aussi être de nature à tromper la vigilance du juge correctionnel ou de la chambre criminelle. Le procès Papon en France, et même aux Etats-Unis avec l'affaire O.J. Simpson où la règle est identique, en sont des illustrations frappantes et connues. La suspicion était si fortement ancrée dans les esprits qu'au moment du procès, la défense avait fini par se poser la question de trouver sur le territoire un jury qui fût, au moins en apparence, impartial. Dans ce schéma, la présomption d'innocence est d'une totale innocuité. L'honneur et la considération du suspect ne sont donc pas seulement en jeu ; c'est le principe même d'une justice pénale impartiale, et plus généralement du droit à un procès équitable, qui paraît menacée par l'abus de suspicion. En voulant renforcer la présomption d'innocence, le législateur se trompe d'objectif. La présomption d'innocence n'a pas besoin d'être protégée car, au moment où l'accusation éclate au grand jour, elle n'existe pas pour celui qui devrait en bénéficier. On ne protège pas un concept ; on protège des hommes.

Les bonnes formules qu’il faille utiliser.
Alors s’il m’était permis de donner un conseil aux journalistes en matière d’affaires de police et de justice, je leur dirais : bannissez de vos écrits le mot présumé ! Il est utilisé à contresens dans presque 100 % des cas. La langue française est suffisamment pourtant riche et ceux qui font profession d’écrire n’auront aucun mal à utiliser des formules adéquates.

En lieu et place de présumé violeur       dire     Principal suspect
En lieu et place d’assassin présumé       dire    Auteur désigné/Personne soupçonnée
En lieu et place de victime présumée     dire     Victime alléguée/Plaignant
En lieu et place de meurtre présumé       dire     Affaire de meurtre

Gilbert Coumakh FAYE
Docteur en droit privé
Enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar
gilbertfaye87@gmail.com

 
                                   
Mardi 26 Avril 2022
Dakar actu




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