Dr Bakary SAMBE, enseignant à l’UGB : «Boko Haram s’inscrit dans la logique d’une sordide manipulation politique des symboles religieux »

Dr Bakary Sambe est le coordonnateur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique (Orcra) au Centre d’étude de religions (Cer) une structure unique en son genre sur le continent, créée, il y a deux ans, par l’université Gaston Berger de Saint-Louis. M. Sambe est, par ailleurs, expert international ayant été chargé de la préparation du récent document d’analyse sur Boko Haram du Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest (Unowa), du rapport Paix et sécurité dans l’espace Cedeao (2013), sur le radicalisme religieux et la menace terroriste en collaboration avec
l’Institut d’Etude de sécurité (Iss) de Dakar. Politologue, il est spécialiste du monde musulman, plus spécifiquement des relations arabo-africaines, du militantisme islamique et des réseaux transnationaux. Dans cet entretien, il décortique l’objectif et le modus operandi de Boko Haram, ainsi que ses liens avec les autres mouvements terroristes.


 Dr Bakary SAMBE, enseignant à l’UGB : «Boko Haram s’inscrit dans la logique d’une sordide manipulation politique des symboles religieux »
Comment expliquez-vous la naissance de l’extrémisme en Afrique et surtout de Boko Haram ?

Lorsque le phénomène Aqmi s’est déclaré dans les sociétés maghrébines, il fallait s’attendre à sa propagation au moins idéologique au sud du Sahara. Bien avant cela, depuis les années 70, suite aux vagues de désertification, les pays du Sahel ont été le lieu de déploiement de toutes sortes d’organisations alliant « da’wah » (prédication) et « ighâtha » (secours, humanitaire) pour l’exportation d’idéologies telles que celles qui ont cautionné la destruction des mausolées de
Tombouctou. Ces idéologies sont présentes dans tous les pays de la bande sahélienne et inspirent le « takfîr », le fait de déclarer «impies » même certaines franges des musulmans comme le fait exactement Boko Haram. La négation du système étatique, de son système d’éducation pour une prétendue « islamisation » de la société et de l’Etat.
C’est en 2002 que Muhammad Yusuf, issu du Mouvement des Yan Brothers finalement appelé « yusufî », crée la Jamâ’atou Ahli Sunnah li da’wati wa –l-jihad plus connue sous le nom de Boko Haram mettant la question éducative au centre de son combat contre « l’Etat injuste » parce que n’appliquant pas ce que le mouvement considère comme la charia. C’est une rupture d’imaginaire et de repères entre le gouvernement d’Abuja et cette jeunesse du Nord dont une partie est enrôlée par Boko Haram opposant au modèle d’Etat à l’occidentale, celui de Sokoto et d’Ousmane Dan Fodio. Cette rupture est consommée et l’affrontement reste le seul lien. Il est aujourd’hui difficile de sortir de cette
spirale de la violence.

Boko Haram sème la terreur au sein de la population en enlevant des lycéennes, commet des attentats dans les marchés voire les mosquées. Pourtant, ces éléments se réclament de l’Islam. Qu’en dites-vous ?

Boko Haram s’inscrit dans la logique de ces mouvements qui se sont toujours adonnés à une sordide manipulation politique des symboles religieux. Les actions de tels mouvements favorisent la stigmatisation des musulmans et de leur religion alors que l’islam est une religion de paix. De la même manière que les extrémistes de tous bords se réfugient derrière la religion pour commettre leurs forfaitures, les éléments de Boko Haram utilisent l’islam pour solder leur compte avec l’Etat fédéral nigérian ; leurs victimes dépassent largement le cadre de ceux qu’ils veulent combattre comme des « impies », selon leur expression et englobe en grande majorité même des musulmans qui ne partagent pas leur vision étriquée de l’islam. La racine du mal est dans ce salafisme exclusif qui prétend détenir le dogme véritable « al-aqîdah al-çahîha » et s’accapare même l’appellation de sunnite insinuant par exemple que les adeptes des Tarîqa sont dans la déviance. Il faudra que l’on y prenne garde, même chez nous, au Sénégal.

Des jeunes vulnérables sont souvent la cible de ce mouvement. Est-ce à dire que c’est la pauvreté qui favorise l’éclosion et l’essor de ces mouvements. S’il y en a d’autres causes, quelles sont-elles ?

La paupérisation aggravée de certaines franges de la population, la marginalisation poussée de jeunes désœuvrés sont parmi les facteurs explicatifs de la radicalisation. Mais la source principale se trouve dans l’affaiblissement des Etats sahéliens à partir des sécheresses des années 1970 suivies des politiques drastiques dites d’ajustement structurels ayant porté un rude coup aux secteurs de l’éducation, de la santé du travail social. Ce sont ces secteurs que les mouvements
radicaux ont investis avec la stratégie d’islamisation par le bas reposant sur deux socles : la « da’wah » (prédication) et « ighâtha », le travail social et humanitaire. Par ce biais, le salafisme dont le but premier est la destruction de l’islam local notamment confrérique s’est largement répandu jusqu’à prendre aujourd’hui la forme djihadiste comme au Nord du Mali. S’y ajoute que suite à la chute du mur de Berlin, l’islam est devenu, pour certaines sociétés du Sud comme d’autres marginalisées du Nord, une forme d’alternative à opposer à l’ultralibéralisme dévastateur du lien social et des économies, mais sert aussi de résistance à l’arrogance des plus puissants comme des régimes despotiques du monde musulman.

Boko Haram s’attaque aux pays voisins du Nigeria (Cameroun, Tchad, Niger) au point que ces derniers sont obligés d’intervenir dans le territoire nigérian. Mieux, une force a été constituée pour aller à l’assaut du mouvement. Quelle analyse en faites-vous ?

Il ne faut pas exclure que ce qui se déroule au Moyen-Orient avec l’organisation de l’Etat islamique inspire une volonté d’établir l’Etat islamique dont rêvait Muhammad Yusuf autour du bassin du lac Tchad. Al-Qaida a changé de stratégie depuis l’expérience afghane : au lieu d’une politique globale avec une direction centralisée, l’idéologie djihadiste se limite à une récupération opportuniste des conflits locaux en les « islamisant » comme au Nord du Mali. Il est à craindre que ce bassin du Lac Tchad devienne une nouvelle zone d’instabilité au cœur du continent s’ajoutant au Sud libyen, au Nord
Mali. Les inéluctables interventions militaires qui se profilent ne régleront, malheureusement, pas le problème malgré leur nécessité conjoncturelle pour reprendre le contrôle de ses territoires. Boko Haram, d’un problème originellement nigérian, s’est muée en une menace régionale à laquelle il faut désormais faire face.

Pourtant, l’Ua dispose d’une force d’intervention et la Cedeao a l’Ecomog, mais, ce sont des forces que l’on n’a pas vu sur le terrain?

On sera sur le même scénario que lors de la crise malienne. La question logistique et celle du financement de cette opération militaire qui ne sera pas une promenade de santé se posera malheureusement à terme et l’on sera obligé de recourir à un mandat onusien avec une coalition internationale sans que les instances africaines puissent peser sur les grandes orientations à cause de leurs divisions et des querelles de leadership dans la sous-région. Certains accusent le gouvernement nigérian de laxisme vis-à-vis de

Boko Haram. Pensez-vous que le Nigeria, première puissance économique du continent, met tous les atouts de son côté pour éradiquer le fléau ?

Au Nigeria, la sécurité engloutit le quart du budget fédéral évalué à coups de milliards de dollars. Paradoxalement, aux trois Etats du Nord les plus touchés par le phénomène Boko Haram, seuls 2 millions de dollars sont alloués. S’y ajoute que depuis le tournant de 2009 et l’opération dite « Flush out », les forces de sécurité nigériane perdent de plus en plus la bataille du renseignement avec une population entenaillée entre les accusations de connivence et les exactions de Boko Haram leur reprochant de collaborer avec « l’Etat impie et injuste » (al-hukûma al-jâ’ira ». La confusion suite à la création des Civilian Task Forces comme des milices d’autodéfense en plus des inter-manipulations entre Boko Haram et la classe politique plonge le Nord Nigeria dans une situation d’insécurité endémique. C’est le président Jonathan lui-même qui déclare fin 2014 : « Boko Haram has infiltrated my government » (Boko Haram a infiltré mon gouvernement).

En s’attaquant à des églises, Boko Haram ne risque-t-il pas de créer ce que vous avez l’habitude d’appeler « le choc des extrémismes » ?

Boko Haram a toujours voulu jouer sur la dialectique entre un Nord majoritairement musulman exclu de l’exercice du pouvoir - surtout depuis l’élection de Goodluck Jonathan - et d’un Sud chrétien et animiste qui serait sous influence de l’Occident, accaparant le pouvoir et perpétuant le projet « occidental » de christianisation du pays « ‘amaliyyat tancîr » comme disait Muhammad Yusuf dans ses premiers sermons. Parmi les cibles privilégiées du mouvement, les chrétiens, considérés dans l’univers discursif et idéologique de Boko Haram, comme les « suppôts » de l’Occident et de son modèle.
Heureusement que les leaders religieux musulmans comme chrétiens, dans leur majorité, ne sont jamais tombés dans ce piège de Boko Haram voulant provoquer une guerre totale entre les composantes confessionnelles d’un pays déjà fragilisé.
Mais, la crainte est partagée d’un affrontement inéluctable, en Afrique, entre l’évangélisme prosélyte et l’islam radical conquérant. Les deux ont les mêmes méthodes : s’occuper des populations démunies pour, plus tard, préoccuper l’Etat affaibli qui, souvent, brille par le déficit d’Etat dans des secteurs aussi névralgiques que l’éducation, la santé, le social. Comme j’ai eu à le dire franchement aux partenaires au développement lors du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, les différentes stratégies au Sahel qui se mettent en place, parfois par des schémas top-down, sans ancrage
sociologique, doivent, malheureusement, avouer un retard de quarante ans par rapport aux réseaux qu’elles visent à éradiquer aujourd’hui.
Les extrémismes de tous bords disposent abondamment de deux ressources faisant cruellement défaut à nos Etats assaillis par les urgences: le temps pour dérouler leurs stratégies à long terme (par fois au prix de compromis temporaires « taqiyya ») et l’argent pour se substituer à l’Etat avant de l’affaiblir à défaut de l’anéantir.

Avec la chute de Khadafi, la Libye est devenue l’épicentre de ce terrorisme qui impose un défi de type nouveau parce que transnational, violent avec des hommes déterminés et aguerris dont le mode opératoire repose sur des attentats, enlèvements, piraterie, trafic d’armes, etc. Cela, face à un manque de moyens ou de stratégies des pays. N’est-ce
pas un problème ?


La boîte de Pandore avait été ouverte depuis la partition du Soudan. Ce n’est pas un hasard si l’opération militaire en Libye est baptisée « l’aube de l’Odyssée ». Le continent est embarqué, pour au moins un quart de siècle, dans un cycle d’instabilité que ne pourront régler les seules opérations militaires. L’opération Serval est passée, Barkhane se met en place mais les groupes djihadistes sont encore plus que déterminés et mieux armés dans le Sud libyen comme dans les zones rocailleuses d’Agharghart ou de Timidghin (Sud algérien) mais aussi le Nord Mali avec des attaques récurrentes. La leçon à retenir est qu’on ne vainc pas le terrorisme avec des chars et des drones. Il faut investir dans la prévention, dans des systèmes éducatifs performants, promouvoir la bonne gouvernance et la justice sociale. C’était le sens de la Bande dessinée « prévenir les extrémismes » lancée à Dakar et réalisée en coopération avec la Fondation Konrad Adenauer pour les écoles africaines. Aucun Etat au monde ne peut lutter seul contre le terrorisme. Il faut une coopération internationale donnant sa chance à la prévention si l’on ne veut pas s’embourber davantage dans l’interventionnisme qui alimente le djihadisme et fait le lit de situations dramatiques exploitées à leur tour par l’extrémisme violent.

Comment faire pour juguler l’action du mouvement qui, vous le disiez tantôt, a des ramifications (liens avec d’autres mouvements extrémistes) ?

La pire des choses à craindre est que Boko Haram devienne un label inspirant les laissés-pour-compte de nos systèmes éducatifs, souvent, dans une dualité improductive, génératrice de frustrations et de marginalisation. Entre Boko Haram et les autres mouvances djihadistes opérant dans le Sahel et à l’international, la connivence idéologique en termes de discours et d’objectifs est bien établie. Malgré les déclarations d’Abubakar Shekau faisant allégeance à l’Organisation de
l’Etat islamique en Irak, on ne peut prouver de liens organisationnels avec un commandement centralisé entre Boko Haram et Al-Qaida ou même Aqmi. La naissance du Mujao avait été expliquée par beaucoup d’experts comme un repli identitaire des islamistes noirs africains souffrant d’une discrimination de la part des « Algériens » d’Aqmi, Boko Hram reste la manifestation d’un djihadisme africain se nourrissant beaucoup plus de l’imaginaire de Sokoto et d’Usma Dan Fodio que des théories d’Al Baghdâdî. Le fond idéologique reste, toutefois, le même comme il y a un partage de vue sur la création de l’Etat islamique tant rêvé. De plus en plus, le parallélisme entre l’action d’Al-Baghdadi en Irak et celle des hommes de Shekau dans le bassin du lac Tchad est brandi comme pour prouver l’unité du mouvement djihadiste. Sur le plan opérationnel, il n’est pas à exclure que des entraînements de combattants soient les premiers jalons d’une coopération entre factions djihadistes sur le continent et au-delà.
 
Vendredi 6 Mars 2015




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