Contribution: Mais que vaut la littérature africaine aujourd'hui?

« Qu’il s’agisse de l’écriture, de l’édition ou de la lecture, la littérature africaine a toujours épousé les contours de l’histoire du continent. Elle se distingue par une extrême modernité, elle-même caractéristique des sociétés africaines secouées par des mouvements de changements profonds » Khalifa Touré


Contribution: Mais que vaut la littérature africaine aujourd'hui?
La littérature africaine est, en elle-même, une puissante volonté de communauté avec le monde. C’est une littérature ouverte, elle dépasse aujourd’hui la vieille « dialectique », enracinement-ouverture. Même un Léopold Senghor dont la notion d’enracinement colle à la peau, trône aujourd’hui magistralement sur le siège de l’écriture moderne aux cotés des Franz Fanon, Edouard Glissant et même Cheikh Anta Diop. Ils sont cités dans le même mouvement à travers les travaux scientifiques les plus sérieux sur l’Afrique. Je vous renvoie aux écrits d’Achille Mbembe, Paul Gilroy, Mamadou Diouf, Valentin Mudimbe et Norman Ajari. Leurs noms nous reviennent à travers les interstices et les brèches provoqués par les travaux des philosophes, sociologues et historiens africains. Ils représentent en quelque sorte le premier âge de la littérature africaine moderne et écrite. Même le très radical et grand écrivain Kenya Ngugi Wa Thiong’o se dit « afro-saxon », une référence à sa double culture anglaise et africaine. Les observateurs les plus fins de la littérature Africaine embrassent dans un même mouvement critique ces différents auteurs qui, il n’ya guère, étaient perçus à tord comme des défenseurs « aveugles » de l’authenticité culturelle. Des recherches plus profondes et une lecture plus serrée de leurs œuvres montrent aujourd’hui que ces auteurs ont voulu, dans leurs différentes postures, appareiller davantage vers l’universel. La littérature Africaine fut d’abord un mouvement qui relève du « sortir », une volonté de vivre,  de quitter le néant dans lequel l’appareil intellectuel du colonialisme avait confiné le sujet nègre. Achille Mbembe, un observateur singulier de la littérature africaine a vu juste en disant la chose suivante: « Le lieu de naissance de cette littérature est une structure d’épouvante au sein de laquelle l’Afrique apparaît sous la figure de ce qui n’est jamais parvenu à l’existence et qui, en tant que telle, est privée de toute force de représentation, puisqu’il est le principe par  excellence de l’obstruction et du figement. N’étant jamais vraiment née, n’étant jamais sortie de l’opacité du Néant, elle ne peut pénétrer dans la conscience universelle que par effraction- et encore. En d’autres termes, elle est une réalité sans réel. A l’origine, l’acte littéraire africain est une réponse à cette exclusion qui est, en même temps, ablation, excision et péjoration. » Les premiers auteurs africains de l’ère moderne ont voulu d’abord sortir de l’ombre pour exister. La littérature africaine est née de l’ombre. A ce titre le « Chants d’ombre » de Senghor constitue une parabole illustrative qui renvoie à l’acte de naissance même de la littérature moderne africaine.
Mais juste après ce mouvement originel, jaillit un autre phénomène littéraire qui peut être qualifié de postcolonial. Cette écriture postcoloniale  est une phase importante de l’histoire africaine, elle correspond à une volonté de jeter un  regard distant sur ses origines propres. Les origines ne sont plus si  glorieuses que cela ! Le mythe de l’héroïsme dans l’histoire ancestrale est déconstruit par des écrivains qui se sont heurtés violemment aux limites monstrueuses des indépendances fondées sur une glorification meurtrière de l’authenticité africaine. Tout le monde se souvient du dictateur Mobutu justifiant l’exécution de ses opposants par le simple fait qu’il appartient à la culture Bantou. Ces nouveaux écrivains se démarquent de la Négritude. Il s’agit entre autres et surtout de Yambo Ouloguem, Ahmadou Kourouma et  Wole Soyinka. Yambo Ouloguem avec son fameux « Le devoir de violence » nous révèle que l’obsession des origines et le fétichisme de la pureté ancestrale, ne semblent pas toujours jouer. Toute généalogie est imparfaite, d’où l’extrême violence qui traverse l’histoire des origines du continent à travers ce livre qui a remporté le Prix Renaudeau et du reste, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature africaine. Dans la même foulée, « Les soleils des indépendances » d’Ahmadou Kourouma, se singularise par une déconstruction inédite de l’écriture et de « la manière de dire les choses » en littérature africaine.  Un pied de nez aux indépendances africaines, une grande puissance d’imagination et une singulière liberté d’écriture. La littérature postcoloniale est anti-culturaliste. La culture n’explique pas tout semble-t-elle nous dire. Ce doute et cette écriture du scepticisme nous les retrouvons aussi chez Ibrahima Signaté dans « Une aube si fragile » et d’une manière encore plus expressive chez Alioum Fantouré avec « Le cercle des tropiques », une œuvre singulière à l’atmosphère violente; un texte aussi important que celui de Yambo Ouloguem. Le grand Chinua Achebe avec son excellent « Le démagogue » ne manque pas de nous dire aussi que les nouveaux dirigeants de l’Afrique participent de l’ancien système de domination coloniale. Les indépendances deviennent meurtrières  et le malien Ibrahima Ly avec son fameux « Toiles d’araignées » l’a décrit avec un univers carcéral comparable aux goulags de l’ère soviétique. Mais le paroxysme de l’écriture excessive et « excédentaire » est sans nul doute celle de Sony Labou Tansi. Comme la postcolonie est un monde « chaotique », l’écriture devient tourbillonnaire. «  Cet espace tourbillonnaire, c’est précisément le point de départ de l’écriture d’un Sony Labou Tansi, par exemple » écrit Achille Mbembe dans « Sortir de la grande nuit » à la page 223. « La vie et demie » est peut-être l’acte de naissance du postmodernisme en Afrique. Sony Labou Tansi est à la littérature africaine ce que Quentin Tarentino est au cinéma : Une écriture apocalyptique, une vision post-moderne. Tous les deux appareillent vers un monde de folie, d’amour, de violence et de larmes. Voilà l’essence de la littérature qui fait de Sony l’un des créateurs majeurs de notre temps.
Alors naquit une écriture plus ou moins « dépouillée » des préoccupations communautaires, un style plus intimiste, davantage « familiale » qui correspond aux années de marasme sociale consécutifs aux programmes d’ajustement structurel et de détérioration des termes de l’échange. La littérature comme « fiction » trouve ses pendants dans les tentatives hâtives de trouver des explications à l’état de « sous-développement » du continent. Nous avons eu droit à des questions comme « Et si l’Afrique refusait le développement ? » d’Axelle Kabou et « L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ? » de Daniel Etounga Mengellé, ouvrages vite oubliés puisque fondés sur des préjugés de race et une approche maladroitement culturaliste. Aujourd’hui la littérature africaine va  dans « tous les sens »  au gré de la liberté des créateurs, elle est devenue plus libre. Le corset de l’engagement littéraire ne semble plus prendre. Il existe aujourd’hui un réel exercice sur la forme, un travail de ciselage et de sculpture du texte chez Thierno Monenembo, Boubacar Boris Diop, Alain Mabanckou, Ayi Kwe Armah, Ben Okri et bien d’autres.
 Il existe en Afrique de vrais artistes de l’écriture à coté des artisans qui se démènent pour dire quelque chose. Ensuite vient une cohorte d’auteurs moins bons, parfois médiocres et même souvent exécrables.
Notons, au reste, le cas étrange du Congo qui compte plus d’écrivains que bons nombres de pays africains réunis. Le Congo est à lui seul un phénomène, un ogre littéraire. Le puissant critique littéraire Pius Ngandu Nkashama est congolais, de même que Valentin Mudimbe (RDC). En 2005 ce sont près de 200 auteurs qui sont étudiés, évoqués, cités ou mentionnés et bien davantage encore d’essais et de récits.
L’Afrique du Sud  compte pas moins de 180 écrivains actifs recensés et étudiés par d’éminents spécialistes comme Jean Sevry. Elle se singularise par deux prestigieux prix Nobel de littérature : Nadine Gordimer(1991 ) qui vient de nous quitter et John Maxwell Coetzee(2003)
 Il y a le cas aussi du Cameroun où aujourd’hui, historiens, sociologues, anthropologues et littéraires se confondent (Achille Mbembe, Jean Marc Ela, Leonora Miano, Calixthe Beyala, Abel Edinga). Quant au Sénégal, il existe une écriture post-senghorienne qui n’est pas suffisamment étudiée : il s’agit de Boris Diop, Ken Bugul, Abass Ndione, Abdou Anta Ka, Ibrahima Sall et cheick Aliou Ndao. Le congolais Alain Mabanckou se distingue par son extrême médiatisation, Yasmina Khadra, auteur algérien prolixe, ancien officier de l’armée algérienne lors des années de guerre civile(90), auteur du best-seller « L’attentat » est un écrivain du futur. Le sénégalais Boubacar Boris Diop se distingue par une certaine distance et une subtilité qui frise l’austérité indispensable à toute écriture « sérieuse ». L’ivoirien Koffi Kwahulé moins connu que les autres, est un dramaturge talentueux et rigoureux, lisez « Babyface ». Thierno Monenembo, Henri Lopes et Tahar Ben Jelloun sont aujourd’hui des écrivains établis. Le congolais Emmanuel Dongola, les ivoiriennes Véronique Tadjo et Suzanne Tanella Boni, le mozambicain Mia Couto, l’algérien Mounsi et encore d’autres comme le togolais Sami Tchak continuent d’écrire et c’est l’essentiel en littérature.
Quant à l’édition elle se porte plus ou moins bien selon les pays. Il existe un  réseau des éditeurs africains. Créé en 1992, l’Apnet compte 45 pays membres et son secrétariat est basé à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Son but est de renforcer l’édition locale partout en Afrique. Aliou Sow, son président distingue à juste raison, les problèmes suivants : l’accès aux capitaux, l’étendue du marché, la faiblesse du pouvoir d’achat et le problème de la distribution. « Il y a des lecteurs, il y a des livres mais il y a un gros problème de disponibilité. » dit-il.


Khalifa Touré
Lundi 11 Août 2014




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