« Bolloré et le rail au Cameroun : en finir avec l’impunité des firmes mondialisées »

Pour l’écrivain Eugène Ebodé, la catastrophe ferroviaire qui vient de frapper son pays montre le cynisme du capitalisme et la faiblesse des gouvernants.



Le 21 octobre à la mi-journée, le train de voyageurs Intercity de la société Camrail, reliant Yaoundé (capitale politique) à Douala (capitale économique), a déraillé en gare d’Eseka, occasionnant de très lourdes pertes humaines. Le bilan provisoire de 79 morts et de plus de 500 blessés est accablant.

Une cause externe a été pointée, qui masque mal un chapelet d’incuries et des accusations portées tant vers le transporteur que vers les pouvoirs publics. La cause externe : l’effondrement d’un pont sur l’axe routier reliant les deux métropoles a mécaniquement poussé les voyageurs vers les gares. Cet afflux aurait lui-même conduit les opérateurs de la Camrail à doubler les wagons, faisant passer le convoi de neuf à dix-sept rames. La responsabilité du transporteur est donc ici engagée et une question se pose : une telle surcharge était-elle supportable sur un réseau décrié depuis des années pour sa fragilité, voire son délabrement ?

Depuis la privatisation des chemins de fer camerounais et la concession octroyée au groupe Bolloré en 1999, ce dernier est suspecté de n’avoir pour préoccupation que le profit et de négliger celui des engagements pris, notamment sur la maintenance et l’entretien des infrastructures.
Le dogme de la privatisation de Margaret Thatcher, appliqué sur les rails britanniques par John Major avec l’adoption du Railways Act le 5 novembre 1993, instituait le démantèlement de la British Railways. Ce courant libéral a inspiré les politiques publiques en matière de transport ferroviaire au Cameroun. La durée du bail consenti à Bolloré (35 ans), son statut d’opérateur du terminal du port (bail de 20 ans révisable en 2020) et ses participations croisées ou majoritaires dans d’autres secteurs comme l’agro-industrie ne lui donnent-ils pas une position disproportionnée ?

Une impunité de fait ?

Plus prosaïquement, les firmes mondialisées disposant d’un pouvoir de quasi-Etat dans l’Etat ne jouissent-elles pas, du fait de l’inévitable collusion entre les sphères économiques et publiques, d’une impunité de fait ? Les morts et les blessés sur les rails auront-ils droit au Droit ? Les interférences de l’une à l’autre des sphères publique et privée donnent le sentiment d’une imbrication des acteurs qui aboutit au musellement de la justice sur l’autel de la raison économétrique.
La porosité d’un groupe à un autre est facilitée par les coalitions plaidantes (Advocacy Coalition Framework) : groupes de pression, lobbies, experts, bureaucraties affairistes dont le rôle est de briser les frontières et de renverser in fine le pouvoir de décision qui passe subrepticement du politique au payeur et de l’Etat à la firme mondialisée. Celle-ci, soucieuse de consolider ses bilans, s’affranchit dès qu’elle peut des normes locales au profit de la globalisation et de la sphère la plus éloignée possible du local.

Agissant localement mais ne pensant que globalement, l’impact des actions sur le terrain réel est minoré. Adossé à la rente de situation, le politique ne voit plus son territoire d’élection et substitue ainsi la globalité (le lointain) à la souveraineté populaire. La macro-structure qui le tient, le soutient, attend de lui qu’il soit transparent, c’est-à-dire inerte. Ainsi, emmailloté par les coalitions plaidantes, le pouvoir en Afrique, biberonné au dollar ou à l’euro, s’écrase.
Repenser le risque

Comment en sortir ? Le problème que posent les accidents ferroviaires ou les catastrophes industrielles, voire environnementales, n’est pas une spécialité africaine. La France ou l’Angleterre ont connu des accidents, et même les Etats-Unis. Le 20 septembre dernier, à la gare de Hoboken, dans le New Jersey, un train a déraillé à une heure de pointe et a causé la mort d’une personne et blessé une centaine de voyageurs. Mais, au Cameroun, on a encore en tête le drame de Nsam-Efoulam, dans les faubourgs de Yaoundé, qui fit 235 morts le 14 février 1998, après que des wagons-citernes transportant des produits pétroliers se sont renversés et que de nombreuses personnes, accourues pour se servir gratuitement, furent pulvérisées par l’explosion des fourgons.

Comment réagir devant la catastrophe ? En portant d’abord et toujours assistance. En ouvrant aux blessés la porte des hôpitaux, sans préalable d’aucune sorte, ce qu’ont fait les divers établissements de soins qui ont accueilli les polytraumatisés de l’accident du train d’Eseka. En dérogeant, heureusement, à l’obligation de payer avant de recevoir le moindre soin. Il convient aussi de mobiliser tout l’appareil de sécurité civile, tant national qu’international, et les bonnes volontés locales.
A Eseka, l’absence de tout dispositif d’aide d’urgence a été remplacée au pied levé par la solidarité des voisins. Il convient de les féliciter et il faut espérer que la puissance publique, au lieu de polémiquer, d’ergoter ou de se dissimuler, nommera au mérite national les acteurs de cette mobilisation de proximité. Il y a aussi eu la mobilisation des solidarités via Internet et, même si la collecte des fonds est pour l’heure modeste, c’est un signe encourageant.
Il faut civiliser les firmes mondialisées

L’impératif catégorique est d’honorer les disparus, d’extraire les corps encore enchevêtrés, de panser les plaies des victimes, de tout mettre en œuvre pour la prise en charge des familles, de veiller à la diffusion, sans barguigner, d’une information la plus précise possible sur l’identification des personnes et les procédures d’indemnisation qui s’imposent.
Il convient aussi, évidemment, de prévenir. A la fois verticalement : les gouvernants doivent considérer que le risque exige de l’anticipation et que tout doit être fait pour ne pas exposer les populations, sous peine de révéler une incapacité à gouverner. Car gouverner, c’est prévoir. Et sur le plan horizontal : le citoyen doit être encouragé, formé pour faire face aux aléas du vivant. L’exemple du stoïcisme des Japonais lors de la catastrophe de Fukushima est une voie à méditer. Non à la « gouvernomanie » d’un côté et non à la « gouvernophobie » de l’autre.
Comme le disait le philosophe allemand Ulrich Beck, décédé en 2015, « la production sociale des richesses est désormais inséparable de la production sociale des risques ». Autrement dit, nous sommes passés d’une forme de distribution de biens en continu, tel que le proclamait la société industrielle et capitaliste, à la distribution de maux et d’inconfortables imprévus qu’accélère le capitalisme mondialisé postindustriel et financier. Ce dernier, par son avarice ou sa tendance à la prédation, entretient la machine à fabriquer des catastrophes de masse. Comment ? En s’arc-boutant, comme Harpagon, sur sa cassette. La « désharpagonisation » passe par la création d’autorités de surveillance indépendantes chargées, en Afrique et ailleurs, de civiliser les firmes mondialisées en leur rappelant leurs obligations. Pour en finir avec la « main basse » sur le Cameroun utile, pour reprendre une expression de Mongo Beti, il faut que Camrail honore les engagements souscrits et que l’Etat sanctionne sans ciller toute défaillance.

Le Monde 
Mardi 25 Octobre 2016




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